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n° 25 Cahiers Ernest Pérochon
11 janvier 2007

N° 25, Cahiers Ernest Pérochon, n° 4

   

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Il était un' bergère.
Un conte d'Ernest Pérochon

Les petits-enfants presque endormis: " Racontez-nous, grand-père qui ne chantez plus guère, racontez-nous l'affaire de la bergère! Le grand-père: - Il était un' bergère qui gardait ses moutons, ronds, ronds… Les petits-enfants. - Pourquoi ronds? Etaient- ils vraiment si ronds que ça ? Le grand-père: - Ils l'étaient ! Inutile de chercher à tout expliquer. Il y a la vérité ordinaire qui est bien triste et la vérité révélée qui est celle des vieilles chansons et des contes. Les moutons de cette bergère, il faut se les imaginer ronds. Les petits-enfants: -Peut-être, pour les arrondir ainsi, s'amusait-elle à les faire rouler du haut de la montagne? Peut-être les traçait-elle au compas? Le grand-père: -Peut-être! Mais il n'importe. La vérité révélée, la voici: cette bergère gardait ses moutons d'une espèce ronde. Un mouton ordinaire, lorsqu'il est jeune, on le baptise agneau et on n'y pense plus. Mais les jeunes moutons de cette bergère, personne ne se fût permis de les traiter de la sorte. On les appelait patapons. Ils étaient ronds, ronds, petits patapons. Ca ne les empêchait pas de devenir grands. Et alors, la bergère, qui ne perdait pas son temps, faisait avec leur lait beaucoup de fromages… Les petits-enfants réveillés à demi: - Ah ça ! Grand-père ! Vous vous moquez ! Ou bien tout se mêle en votre pauvre cercelle!... Les moutons n'ont pas de lait, grand-père ! Ils n'ont pas de lait les moutons ! Le grand-père: - Cette bergère-là faisait des fromages du lait de ses moutons : telle est la vérité révélée. N'oubliez pas qu'il s'agissait de moutons ronds et non pas de moutons ordinaires ! Avec le lait de ces sapristi de moutons, la bergère, donc faisait beaucoup de fromages. Elle se proposait d'aller les vendre fort cher aux dames de la ville; il lui fallait en effet de l'argent pour s'acheter des robes, des bas et des bijoux car elle n'avait plus grand'chose à se mettre. Or, cette bergère avait, en plus de ses moutons, un petit chat. Qu'en pouvait-elle bien faire? demandez-vous. Je n'en sais, ma foi, rien ! Mais le fait est qu'elle en possédait un. Ce chat, mes enfants, est pour nous d'une utilité incontestable: sans lui il n'y aurait pas d'histoire ou, du moins, l'histoire serait plus courte et moins belle. Ce chat, en vérité, est de première importance, comme nous le montrerons tout à l'heure. Il rôdait parmi les moutons et les petits patapons pendant que la bergère tripotait ses sales fromages. Un beau jour, ne voilà-t-il pas qu'il s'approche tout près d'elle et qu'il la regarde d'un drôle d'air ! La bergère lui dit, sans se faire trop de bile: " Si tu y mets la patte, tu auras du bâton !" Menace parfaitement claire et qui avait de quoi faire réfléchir. Mais le chat était une bête assez vicieuse. Dès que la bergère eut le dos tourné, non seulement il y mit la patte, mais il y mit encore le menton; pendant que les moutons ronds et les patapons faisaient tout autour, leur comédie habituelle, comme des imbéciles. La bergère, en colère, revint et s'écria: "Ah! C'est comme ça! Tu as mangé mes fromages! Alors, moi, pour mes toilettes et mes bijoux, je peux me brosser!... Eh bien! Tu vas voir ce que tu vas voir! " Elle vous prit un bâton et v'lan! Elle tua la chaton!... Les petits-enfants: -Quelle méchanceté, grand-père! On ne tue pas son chat pour si peu!... Quelle sottise! L'histoire va tourner court, à présent! Ou bien elle ne sera plus amusante du tout! Le grand-père: - Attendez la fin! Dans les contes bien faits, il y a toujours des choses qui paraissent étranges; mais quand on arrive au bout, tout s'explique très bien. Je disais que la bergère avait tué son chaton. La suite de l'histoire vous prouvera qu'elle n'avait pas si mal fait que vous seriez tentés de le croire. Elle aussi, pourtant, fut, sur le moment, désolée d'avoir frappé aussi fort. Pour plusieurs raisons. D'abord, son chat lui tenait compagnie quand elle s'ennuyait; ensuite, elle avait entendu parler de la Société Protectrice des Animaux et ne s'y fiait pas du tout; enfin, elle pensait avoir commis un gros péché. A cause de ce dernier scrupule, son chagrin devint bientôt intolérable. Elle ne chantait plus, ne dormait plus, ne songeait plus ni aux patapons, ni aux fromages ni à la toilette; elle portait des bas de deuxième qualité et même des bas reprisés! Au bout de quelques jours de cette existence terrible, n'y pouvant plus tenir, elle alla trouver un confesseur, afin de se faire ôter ce poids qu'elle avait sur la conscience. De fil en aiguille, elle raconta tout ce qui s'était passé, sans rien omettre, sans se chercher à elle-même, la moindre excuse. Quand elle eut terminé, elle se trouva déjà un peu plus à son aise. C'était au tour du confesseur de parler; il devait indiquer la pénitence qui chasserait les derniers remords. Il réfléchit quelques instants, puis, se dressant soudain, il dit: "Bergère! Vous ne serez pardonnée et vous ne retrouverez le bonheur que si nous nous embrassons!" La bergère, qui était moins bête qu'elle n'en avait l'air, n'hésita pas, vous le supposez bien! Elle embrassa le confesseur. Et le confesseur le lui rendit, comme c'était son devoir. La bergère, aussitôt, se trouva soulagée. " La pénitence est douce! Nous recommencerons!" s'écria-t-elle au comble de la joie et prenant à témoin les moutons ronds, ronds et les petits patapons qui se trouvaient toujours là pour un coup. La bergère et le confesseur recommencèrent en effet tous les jours; et ils furent heureux. Les choses se sont peut-être gâtées par la suite, mais on n'en sait rien, car l'histoire, prudemment s'arrête là… Admettez-vous maintenant l'utilité des moutons ronds, des patapons, des fromages extraordinaires et du pauvre petit chaton? Tout cela amène la chose de la fin; cela occupe l'esprit et fait passer le reste. Si l'on disait, tout d'un coup: il y avait une bergère qui embrassait chaque jour son confesseur de quoi aurait-on l'air? L'histoire n'en vaudrait pas la peine; ce serait banal et bête comme tout! Les petits-enfants, tout à fait réveillés: - Grand-père, racontez-nous, ah! racontez-nous le pèr'Dupanloup!" berim




ne soit mobilisé et il n’a pas le temps d’y répondre avant son départ à la guerre. Ce n’est qu’en 1920 qu’il retrouve ce courrier alors qu’il négocie à ses frais la parution du roman qu’il a terminé en juillet 1914 et qui va recevoir le prix Goncourt à la fin de cette année 1920 à savoir Nêne [19]. Il offre à son correspondant Les chemins de plaine [20], ne pouvant plus lui faire parvenir l’ouvrage totalement épuisé Les creux de maison. Nêne [21] sera reçu comme un drame mettant face à face une mangeuse d’homme et une servante qui a élevé des enfants du veuf; celui-ci finira par se laisser séduire par la diablesse que nous venons d’évoquer. La fin pathétique, où Nêne se jette dans un étang en raison du désespoir de ne plus être autorisée à revoir les enfants qu’elle a élevés, sera tronquée quatre ans plus tard dans l’adaptation cinématographique en version muette réalisée par Baroncelli. Le film gomme également tout les aspects d’appartenance culturelle à deux ensembles distincts, celui des catholiques concordataires auquel appartiennent les deux personnages négatifs [22] et celui des dissidents de la Petite Église qui refusèrent la mainmise de Napoléon sur le catholicisme [23]. Alors qu’Émile Guillaumin vit dans un milieu très déchristianisé, Ernest Pérochon a vécu dans une région où la religion était encore très présente. Les deux auteurs s’apprécient et ils mettent en scène quelquefois des univers proches, ceux des paysans de chacune de leur région à des moments différents de l’histoire des campagnes. Ernest Pérochon, écrit dans son premier courrier à l’auteur bourbonnais que la lettre à laquelle il a été le plus sensible au sujet de son ouvrage Les creux de maison est la sienne car elle provient de l’auteur de La vie d’un simple. Pour l’écrivain poitevin dès qu’il se lance dans l’écriture, Émile Guillaumin est un exemple dans le domaine du roman; le fait qu’il soit son aîné de douze ans explique en partie cela. Si Pérochon est d’un milieu un peu plus aisé puisque ses parents sont des petits propriétaires, tous les deux connaissent bien l’univers qu’ils dépeignent. L’un comme l’autre sont considérés sous la plume de certains journalistes comme des "primaires" [24]; il faut comprendre par là quelqu’un qui est allé à l’école primaire publique jusqu’au certificat d’études ( c’est la cas d’Émile Guillaumin ) ou a pu prolonger sa scolarité à l’école primaire supérieure pour l’obtention du brevet élémentaire ou supérieur ( comme Ernest Pérochon ). En bref c’est celui qui généralement n’est pas passé par les petites classes du lycée ( qui commencent en 11e) et n’a jamais suivi le cursus allant de la sixième au baccalauréat avec l’apprentissage du latin d’abord, puis du grec en quatrième. Tous ceux qui dans l’Entre-deux-guerres défendent un privilège culturel et s’opposent à toute tentative de vulgarisation de connaissances emploient ce mot de "primaire" pour dévaloriser le travail réalisé auprès d’un public qui tâche de profiter de réflexions théoriques et d’acquérir des compétences pratiques dans un but d’en faire profiter un large public. Ainsi les chartistes qui forment au compte-goutte quelques responsables de bibliothèques municipales dites classées ( car avec un fonds ancien important), crient au scandale quand ouvre une école destinée à former des bibliothécaires en nombre important qui seraient non plus au service des collections, mais au service du public. Voici comment est qualifiée, après sa fermeture temporaire, cette école soutenue par les œuvres américaines de reconstruction qui oeuvrent dans les années vingt : « cette école avait pu s’attacher de très distingués confrères qui furent, pendant un an ou deux, contraints de cuisiner à l’usage de primaires cosmopolites un enseignement digestible de bibliothéconomie populaire. Cette école du Far-West a fermé ces portes [25].» Le terme "primaire" est employé à l’origine péjorativement dans la presse par les porte-parole des classes dirigeantes, il est ensuite revendiqué par ces mêmes écrivains stigmatisés[26] et une revue Les primaires connaît une diffusion importanLettre semestrielle de l'Amicale des Anciens élèves du Collège- Lycée Ernest Pérochon (Parthenay) Depuis 1963, notre Collège municipal devenu par la suite Lycée d'Etat, porte le nom d'Ernest Pérochon, gloire littéraire de notre région. Peut-être n'est-il pas inutile d'évoquer dans cette "lettre", la vie et l'œuvre de l'écrivain, lauréat à 35 ans, en 1920, du prix Goncourt pour le troisième de ses romans, Nêne. Ernest Pérochon était né en 1885 à Courlay, entre Moncoutant et Bressuire,( arrondissement de Parthenay à l'époque). Ses parents y exploitaient une "borderie" de quelques hectares, sur des terres du Bocage, aussi médiocrement fertiles que celles de la Gâtine, dans un quadrillage de chemins creux et de haies vives, qui donnaient aux vallonnements l'aspect d'une immense forêt. (C'était bien sûr, avant les "remembrements" qui ont largement dénudé ces espaces.) Famille protestante, tant du côté paternel que maternel (Marilleau); les Pérochon sont originaires de Saint-jouin de Milly, commune jouxtant Moncoutant,et, au cimetière protestant de la Cournolière reposent nos ancêtres, dont mon trisaïeul, et le grand-père d'Ernest qui étaient frères. Bien que les tirages de l'époque Mon lointain cousin a donc, dans sa prime enfance, et comme il l'écrit, "patouillé dans les chemins creux du Bocage", et s'est profondément imprégné des images de la terre, de la flore et de la faune…et du monde rural de la fin du 19ème siècle, monde rural qui était le véritable modèle social français de la "Belle Epoque". Après de brillantes études primaires puis secondaires ( 1er à l'entrée comme à la sortie de l'Ecole Normale de Parthenay), plus doué encore au dire de ses professeurs pour les sciences que pour les lettres, il eût pu sans doute accéder à l'Ecole Normale Supérieure, mais, il préféra,- comme plus tard dans sa vie littéraire -, rester au contact de ses terres natales et des hommes de son "pays", et commencer, à 19 ans, une carrière d'instituteur public à Courlay, puis au Collège de Parthenay, et après son mariage, en 1907, avec Vanda Houmeau elle-même institutrice, à Saint-Paul-en-Gâtine. Déjà, il écrit ses premiers poèmes dédiés à son grand-père maternel:"Grand-père, bon grand-père qui dors du lourd sommeil des choses…", et donne en 1912, son premier roman Les Creux de maisons, description admirable de la condition paysanne d'il y a à peine cent ans,-roman publié en feuilleton dans l'Humanité, alors journal du socialiste Jean Jaurès-. Bien que les tirages de l'époque fussent sans commune mesure avec ceux d'aujourd'hui, la notoriété acquise par son prix Goncourt, (Nêne, 1920), lui permet d'abandonner l'enseignement et de s'installer à Niort, peu après, pour y vivre de sa plume…à l'instar de mes oncles maternels, tous volaillers dans le nord des Deux-Sèvres… Dans sa grande maison du 25 Avenue de Limoges (1), il produira pratiquement un roman par an, ainsi que des livres pour enfants qui connurent eux aussi, une large diffusion en raison de leur qualité littéraire, écrits dans une langue limpide, simple et accessible à tous, fraîche, imagée, poétique sinon onirique. Un exemple tout récent de ces succès de diffusion scolaire: ma petite fille de huit ans, élève au Lycée Français de Madrid a composé par deux fois sur des dictées d'E.P. empruntées à son œuvre "scolaire"…et cela en ce dédut de 21ème siècle, et non pas, comme c'était notre cas au milieu du 20ème ( Principaux titres: Le livre des quatre saisons, Contes des cent un matins, les yeux clairs, A l'ombre des ailes…) Mais l'essentiel de l'œuvre d'E.P. est fait de ses romans, dont la diversité des thèmes est très grande, et non pas cantonnée, comme on le croit souvent, dans la description d'un monde rural en mutation. Il est néanmoins certain que la société paysanne dont la peine et la sueur finançaient les plaisirs des 7à 8% de Français profitant de la "Belle Epoque", a été au centre de ses premiers romans ( Les Creux de maisons, Nêne, Les Gardiennes, La Parcelle 32…), description émouvante d'un monde en train de disparaître, aujourd'hui révolu, mais aussi traduction fidèle et souvent poignante, de comportements et de sentiments universels, éternels, en un mot humains. A notre époque, où les écrivains "branchés" le sont avant tout sur un "tout à l'ego" nauséabond, il faut lire et relire E.P. pour nous réconcilier avec l'homme, pudique et fier, qui souffre, qui lutte, qui espère, qui aime. Non! Ce n'est pas une littérature "régionaliste", mais universaliste; ce n'est pas une littérature de "bons sentiments", mais de joies, de peines, de souffrances et d'élans vrais, dont le caractère général et pérenne, trouve ses racines dans l'être humain, de quelque hémisphère qu'il soit et dans le terreau social plus ou moins consensuel, plus ou moins tolérant, plus ou moins juste. N'est-il pas remarquable d'avoir atteint cette universalité à partir d'un champ d'observation (ou des…champs…), limité aux bornes du Bocage, de la Gâtine et de la Plaine?...A ce titre E.P. est bien Deux-Sèvrien, voire Parthenaisien et notre Collège-Lycée ne pouvait espérer meilleur patronage. L'œuvre romanesque d'E.P. ne se limite pas à ces analyses psychologiques et sociales d'un monde en profonde mutation; il a aussi porté son regard sur l'histoire sociale et religieuse: (Barberine des Genêts, Les Endiablés, Milon, Le chanteur de Villanelles…), sur l'histoire politique et les guerres: (Les Ombres, Les Fils Madagascar, Le crime étrange de Lise Balzan…) et, de façon prospective extrêmement lucide, sur les dangers d'une évolution scientifique et technique non maîtrisée: (Les Hommes Frénétiques). Ainsi, l'œuvre de notre "patron" peut-elle par ses qualités littéraires et son champ de vision sociologique et historique, nous enrichir substantiellement dans la connaissance de nos racines, de notre environnement et du monde dans lequel nous évoluons. Sa lecture peut constituer pour nous un grand bain d'humanisme, de poésie et de lyrisme… Claude Pérochon, juin 2006 (au Collège de 1943à 1946: 6ème,5ème et 4ème) 1. L'écrivain a vécu vingt ans, avec son épouse dans cette maison, dans cette belle demeure du 19ème où il est mort, en février 1942, à la veille d'une arrestation par l'occupant, qui se heurtait à son refus de collaborer à la propagande nazie, et le classait comme dangereux gaulliste. [ Claude Pérochon, arrière petit-cousin d'Ernest Pérochon, membre fondateur de l'Association des Amis d'Ernest Pérochon, est Directeur honoraire de l'institut National des Techniques Economiques et Comptables] Thèmes et composition de "Barberine des genêts" et des "Endiablés". Par Jacques Jarry Les œuvres complètes de Pérochon ont toujours figuré en bonne place dans la bibliothèque de mon père entre celles d'Emile Zola et celles de Victor Hugo; et lorsque j'ai lu pour la première fois Barberine des genêts et les Endiablés, j'avais dans les dix ans. Bien sûr je n'ai pas tout compris. Mais déjà deux caractères essentiels de l'œuvre de Pérochon m'ont permis d'entrevoir le message qu'il a voulu transmettre: la limpidité de sa manière d'écrire, ses phrases volontairement simples, sans la moindre trace d'éloquence, accessibles même à un enfant et cette autre dimension, ce pouvoir d'évocation, de suggestion qui, dès cette époque lointaine m'a fait comprendre ce que fut la guerre de Vendée. J'ai toujours été fasciné par ce chapitre étrange de l'histoire de notre pays, cette plongée imprévisible dans les massacres, la misère, l'indicible et la diablerie. Dans un article précédent, cédant à des réflexes professionnels d'historien, je m'étais demandé pourquoi, seule de toute la France, la Vendée avait refusé l'idéal révolutionnaire, pourquoi les images littéraires de la tourmente vendéenne ont tellement divergé, au gré d'utilisations diverses de propagande politique. J'en avais conclu que seul, Pérochon, de par ses origines et surtout de par son talent, avait compris de l'intérieur, ce qui avait pu emporter le paysan vendéen, si reclus dans ses "creux de maisons", si renfermé dans la solitude de ses chemins creux, dans cette aventure titanesque que fut la virée de galerne. Mais dans cet effort de transcription lucide et historique de ce qui fut une appréhension, une compréhension de l'intérieur, je me rends compte que moi aussi j'ai trahi Pérochon. Ce qu'il a voulu faire n'était pas faire œuvre d'historien. Et avec plus d'humilité que par le passé, je vais essayer aujourd'hui de retrouver ce qu'il a voulu réellement dire. Tâche à vrai dire peu difficile… Gentiment, en bon instituteur, dans le prologue des Endiablés, il a clairement expliqué ce qu'il a eu l'intention de faire, me soufflant gentiment le plan ( peut-être trop universitaire) de cet article. Mais laissons-lui la parole: " J'ai vu des ouailles sur un routin. J'en ai vu trois et même quatre. La première jeune et maigrette, sautait comme à la bedondaine. La seconde était belle, douce et blanche. La troisième était couleur de châtaigne et elle allait sur trois pattes. La dernière était noire comme l'enfer; elle avait des yeux de braise; elle marchait comme un garou, toute droite sur ses pattes de derroère…La dernière était une bête au Malin. Les contes que l'on sait sont comme ces ouailles qui se suivaient et ne se ressemblaient guère. Il y a les dits à rire, les youp-youp, les lanlaire. Il y a les tours d'amourette et les contes d'amour tendre, les beaux contes, doux comme du miel. Il y a les contes vrais de la pauvre vie des gens. Si tu les écoutes le rire ne passera pas souvent ton nœud de gorge. Et après tout cela, il y a des contes qui à tout chrétien font dresser le poil: les contes de guerre et de massacre, les contes de sorciers rouges, port-fourgons d'enfer". Il en ressort que ce roman n'est ni œuvre d'historien, ni même une fresque historique à la manière du XIXè siècle. C'est un conte, un de ces contes qui distrayaient les paysans pendant les longues veillées d'hiver; la langue bien sûr ne reproduit pas le patois étrange de notre Poitou natal mais ce n'est pas non plus le français courant de notre époque. Des tournures archaïques quelquefois transcrites du patois, l'absence d'article imitée du vieux français, quelques vocables du bocage donnent à la phrase un tour sentencieux, créent d'entrée de jeu l'atmosphère de ces récits paysans. Barberine des Genets et Les Endiablés ne sont ni une explication logique ni un récit romancé mais le souvenir transfiguré par la sagesse des vieillards et des conteurs d'événements qui dépassaient l'entendement terre à terre des habitants d'un village paisible de Gâtine dont la vie s'était enlisée dans la grisaille quotidienne des matinées pluvieuses du bocage. Récits, légendes et religion fournissaient le seul échappatoire à cette vie resserrée, enserrée dans les frontières de ces chemins sans horizon. Une culture à la mesure du Bocage. Tout cependant n'était pas sombre dans cette vie dénuée de perspective. Les gens se connaissaient, s'entr'aidaient. Des liens d'amitié tissés depuis l'enfance unissaient le parpaillot Daniel et Cosme le frère de Gilles. Pour ce dernier c'était un sentiment plus profond qui l'unissait, contre toutes les règles de coexistence entre les deux communautés, à la protestante Barberine. Cette touchante histoire d'amour, prolongement et épanouissement d'une amitié d'enfance est le seul rayon de soleil de ces deux romans d'épouvante. Beau conte, doux comme miel… Le second thème est celui de bien des romans de Pérochon, celui de "la pauvre vie des gens", celui de Nêne, celui de La Parcelle 32, celui des Creux de maisons, celui de la misère de ces pauvres gens rivés à cette existence morne et terre à terre, sans espérance, condamnés à trimer jusqu'à leur dernier souffle." Le rire, nous dit l'auteur, ne passait pas souvent leur nœud de gorge" et il ajoute avec une sombre ironie:" A moins qu'on ne les chatouille". Le pauvre village si bien campé dans le premier chapitre de Barberine des Genets (et dont on ignore le nom car il résume le Bocage tout entier) décrit, comme toujours très simplement, sans fioritures, avec résignation, sans appels romantiques à la pitié ni à l'émotion, ce que fut avant la tourmente la vie d'un petit village de Gâtine, avec ses champs de pois, ses ouches et ses prés où paissent de rares vaches, des biques et quelques moutons, ses chemins creux, ses interminables genêts ( "il y en avait partout dans la paroisse") ses jardins qu'on ne labourait pas mais qu'on bêchait pour les légumes, ses cracotes, son petit ruisseau qu'on traversait de pierre en pierre au Saut de l'Ane et dont l'eau vive s'endormait par deux fois dans deux grands trous profonds, Bay-Malaise et Baigne-Cane. Un village comme il en est tant en Gâtine comme en Vendée. Un village séparé par les croyances, mais où la misère commune créait une sorte de concorde et où les gens se supportaient, s'entraidaient, jouant ensemble le Dimanche au palet ou aux boules, où sans distinction de religion "les gars avec les mignonnes, dansaient la courante". Avant la guerre tel était le village "où régnait la paix du Bon Dieu". Vint la guerre, une guerre dont Pérochon explique fort bien les raisons profondes, l'incompréhension du paysan vendéen pour les idées fumeuses de ces bourgeois des villes qui le grugent et qu'il déteste, de ces gens qui veulent tout détrevirer, tout mettre sens dessus dessous, tout déranger,, tout chambouler dans le petit monde auquel ils s'étaient résignés. Sans oublier le problème religieux, l'affection, le respect qu'éprouvait le pays pour ces prêtres qui parlaient son langage et le soignaient à l'occasion, pour ces Mulotins de Saint-Laurent sur Sèvre, qui, à cette époque d'un renouveau de ferveur religieuse offraient un petit espoir de survie et de récompense dans un monde meilleur. Rien d'étonnant si les paysans n'ont pas supporté qu'on arrête leurs curés qui dans une grande majorité avaient refusé le serment, qu'on les prive du réconfort de l'église et de ce qu'on appelle si pompeusement "les secours de la religion". En tout cas ils ne l'ont pas fait pour les nobles qu'ils n'ont appelé à la rescousse que parce qu'ils avaient été officiers et savaient faire la guerre. Chez Pérochon la chanson de route des paysans insurgés est "j'aime pas la noblesse,ma, j'aime pas la noblesse". Quant au récit des opérations militaires, qui couvre de nombreuses pages du roman, Pérochon, que son insuffisance cardiaque dispensa de faire la guerre, néglige d'en donner une explication stratégique. Visiblement pour lui comme pour Tolstoï ( dans Guerre et Paix) les chefs, les généraux font seulement semblant de contrôler des événements qui les dépassent, emportés par le déferlement des masses, triomphant dans l'élan incompréhensible d'un mouvement de masse irrésistible, succombant aussitôt après dans un mouvement de panique que rien ne peut expliquer. Cette conception de la guerre comme une Völker-wanderung irrationnelle, discutable pour les opérations des armées de métier du XVIIè et du XIXè siècles, a été reprise par Pérochon dans la mesure où les levées de paysans à l'appel des nobles locaux s'apparentaient plus à des migrations barbares qu'aux mouvements bien ordonnés, aux manœuvres d'une régularité d'horloge de généraux comme Frédéric II. L'énorme prestige dont jouissait Tolstoï à l'époque où Pérochon débuta sa carrière littéraire explique peut-être cette analogie. Mais le lecteur qui se laisse emporter par le tourbillon diabolique du récit des atrocités de la guerre de Vendée comprend vite qu'il en est une autre dimension, qui, elle, n'est pas du monde normal, du monde rationnel du bonheur ou même de la misère humaine. Comme l'a dit lui-même Pérochon:" Après tout cela il y a des contes qui, à tout chrétien font dresser le poil, les contes de guerre, les contes de sorciers rouges, porte-fourgons d'enfer". Cette dimension diabolique du récit se présente sous la forme d'une mise en abyme comme par exemple dans l'ouvrage de Revert Le tableau du maître . La guerre avec son cortège de massacres, d'épouvante et d'atrocités inhumaines est un élargissement aux dimensions d'un pays tout entier de cette présence du malin dans le quotidien tranquille, de cette intrusion dans l'amour de Barberine des Genêts et de gilles de la sorcière de tout y Faut, avec sa houppelande loqueteuse, ses incantations diaboliques, du cercle de maléfices dont elle entoure les amoureux transis. L'aspic maillé rendu responsable, qui sait, , de la mort inexpliquée de Barberine près du trou de Baigne-Cane, trou sans fond, ouverture sur un autre monde, est l'incarnation de cette puissance infernale et de cette frénésie qui va saisir les combattants, de quelque bord qu"ils soient:" Ah! Bons amis, le diable suit tout au long. Il suit, non, il mène. Il mène tous les cœurs perdus. Ceux-là, bien sûr, les cœurs perdus, ont toujours été possédés du démon( comme chez Bernanos); témoins d'une présence nocive et active du Mal en ce monde… C'est le cas du Chat-Putois (un nom qui , quand j'étais enfant me remplissait de terreur) qui déclare en essuyant le fil de son couteau sur sa paume:" Les tuer n'est rien, faut les faire pâtir". C'est le cas du gros du Piloy, de Postillon et de bien d'autres. Ceux-là par un atavisme infernal, ont toujours témoigné de la présence active et malfaisante du Diable ici-bas. Mais quand le vent de la guerre répand ses miasmes sur les campagnes, ce sont les gens les plus sains d'esprit les plus équilibrés comme par exemple Gilles, qui se mettent à commettre les pires atrocités au nom de la religion pour les uns, de la République pour les autres. Sans préavis par cet été brûlant de 1793, le pays tout entier se met à délirer. Comment Pérochon en est-il venu à imaginer et à peindre ce cataclysme, ce vent e folie ? Comment en est-il venu à prendre au pied de la lettre le surnom maudit des colonnes républicaines chargées après la virée de galerne et l'écrasement de la grande armée catholique et royale: les colonnes infernales ? Ce thème de la folie qui saisit brusquement, qui pousse des gens jusque là normaux à commettre les pires atrocités, à se faire l'instrument du diable, est né sans doute de cette plongée dans l'horreur que fut la guerre de 14, avec ses pertes effroyables et ses tueries innommables. Le XXè siècle naissant auréolé du progrès des sciences et des lumières, où le progrès technique devait assurer à l'humanité un bonheur sans mélange, accouchait brusquement d'un cauchemar. On avait épargné jusque là les populations civiles; elles devenaient brusquement la cible favorite de bombardements destinés à saper le moral de l'adversaire. On ne prenait plus ses quartiers d'hiver mais on se battait toute l'année. Les morts ne se comptaient plus par milliers mais par millions. La conquête de l'air tout juste obtenue ne faisait qu'amplifier le massacre. C'est probablement cette expérience traumatisante qui a suggéré à Pérochon de la transférer dans le passé aussi bien que dans l'avenir, dans Les Endiablés aussi bien que dans Les Hommes Frénétiques. Cependant un simple examen des dates évoque une autre hypothèse. Barberine des Genêts est de 1933, l'arrivée au pouvoir de Hitler et des Nazis, légèrement postérieure à la nomination de Hitler comme chancelier puisque le roman a été achevé d'imprimer le 3 août 1933. Lorsque parurent Les Endiablés en mai 1934, la nuit des longs couteaux n'avait pas encore eu lieu. Si l'on consulte la dernière page de l'édition de Barberine des Genêts, on voit sous la rubrique "dernières publications: Philippe Barrès Sous la vague hitlérienne". En décrivant là, de façon si intense la dimension diabolique de la guerre, Pérochon semble avoir aussi prévu la catastrophe qui devait l'emporter lui-même. Le diptyque du Cri du Chouan est une œuvre historique, mais c'est aussi dans une certaine mesure une œuvre prophétique. Alain CHIRON . Deux amis bourbonnais Brizon et Guillaumin parallèlement en relation avec Pérochon Pierre Brizon est né en 1879 à Franchesse dans le canton de Bourbon- l’Archambault, village mentionné dans La vie d’un simple d’Émile Guillaumin. Il passe de l’école primaire supérieure (assimilable au collège d’aujourd’hui) à l’École normale puis l’École normale supérieure de Saint-Cloud d’où il sort avec la perspective d’enseigner dans les écoles normales des départements. Adhérent socialiste depuis 1898 dans les rangs guesdistes[1] , son actif militantisme va lui devoir de nombreux déplacements et après un passage aux écoles normales de Laval, La Rochelle et Alençon, il arrive à la rentrée 1902 à Parthenay où a été implantée l’institution destinée à former de futurs instituteurs. Un rapport antérieur de 20 ans qualifiait d’ailleurs les normaliens de Parthenay de « jeunes paysans pauvres (transformés) en vieux instituteurs pauvres » tout en caractérisant l’établissement de « lieu triste, morne et laid, matériellement et moralement » [2]. C’est là que Pierre Brizon fait la connaissance d’Ernest Pérochon [3] jeune normalien issu d’une famille protestante du bocage bressuirais. Ces deux personnages ne tardent pas à sympathiser même si le passage de Brizon fut de courte durée puisque c’est fin février 1903 qu’il quitte leS Deux-Sèvres. Son séjour poitevin mérite d’être raconté ; la première dissertation que Brizon donne à ses élèves de troisième année est le commentaire de l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui mentionne la liberté et l’égalité des hommes entre eux [4]. Il étudie ensuite avec les normaliens Le mineur de Maurice Magne, La maison du peuple de Fernand Gregh et Travail de Zola. Rappelons qu’à la même époque Louis Pergaud à l’École normale de Besançon se voit interdire la lecture de George Sand [5] par le Directeur de l’établissement. Le directeur de l’École normale, critiquant les œuvres que Brizon voulait étudier avec les élèves-maîtres, avançait que Zola proposait des pages peu convenables. En lui répondant en public abruptement, Brizon fournit prétexte à un nouveau déplacement. Ses paroles devant les normaliens furent que : «ce sont souvent les plus vicieux qui combattent l’œuvre des naturalistes». L’ouvrage de référence en matière de littérature, donné aux lycéens et normaliens durant toute la période de la première partie de la IIIe République vitupère d’ailleurs Zola en ces termes: «c’est aux dernières hypothèses de la science que les romanciers naturalistes empruntent leur conception de l’activité humaine. (…) Si l’on écarte, d’ailleurs, le fatras de ces grands mots, il reste que les romanciers naturalistes ont été des observateurs attentistes de la vie moderne qui par malheur n’ont fait attention qu’à ses vilenies. (…) Les Goncourt sont maniérés et précieux ; aussi n’ont-ils atteint qu’à une demi-célébrité. Zola, au contraire, parce qu’il y a de vigoureux et de trivial dans son œuvre a conquis une grosse popularité. Il est considéré comme le chef, en même temps qu’il est le théoricien de l’école naturaliste.(…) Son talent est fait d’un mélange de puissance et de trivialité. Tous ses livres sont d’ailleurs souillés d’impardonnables grossièretés» [6]. Le 25 février 1903, à la veille de son départ pour le Nord, Brizon rédigea un poème, composé de 11 quatrains suivis d’une strophe finale de six vers, intitulé À mes chers élèves de l’École normale de Parthenay. Si la première partie du texte (la plus longue) évoque son vagabondage pédagogique, la seconde partie invite les normaliens à semer des pensées nouvelles auprès des paysans, ouvriers et miséreux [7]. Dix ans plus tard, l’instituteur poitevin a l’idée d’écrire à son ancien professeur devenu un des responsables d’un journal socialiste né le 18 avril 1904 [8] à savoir L’Humanité de Jean Jaurès; 1904 est par ailleurs l’année de parution de La vie d’un simple [9] qui permet à Guillaumin de gagner une notoriété nationale. N’arrivant pas à trouver un éditeur pour son premier roman Les creux de maison, Ernest Pérochon contacte Pierre Brizon, élu depuis peu député socialiste d’une région rurale du Nord de l’Allier, pour lui proposer de faire publier son récit en feuilleton, dans l’organe officiel de la SFIO. Voici d’ailleurs en quels termes Émile Guillaumin né à proximité du village où Brizon a vu le jour, parle de ce dernier à la page 45 de son ouvrage Charles-Louis Philippe, mon ami : « C’était un homme d’assez belle prestance, très brun de poil, peau hâlée, sourire énigmatique, voix de nez caverneuse, plutôt désagréable. Point timide, la parole abondante, il se laissait tout de suite aller à son tempérament d’orateur de réunion politique, utilisant les gros effets faciles ». Guillaumin et Brizon ont un autre ami commun Brunet ancien normalien puis instituteur de l’Allier, avant de devenir inspecteur de l’instruction publique [10]. Après le mariage de celui-ci, Guillaumin et Brizon l’accompagnent pour un voyage en Suisse et en Savoie [11]. Brizon s’enthousiasme à la lecture du livre Les creux de maison (qu’il qualifie de "leçon sociale" ), dépeignant la misère noire des métayers et ouvriers agricoles de cette région bocagère du Poitou, et montre comment la logique sociale entraîne inexorablement vers l’exclusion la famille qui entoure le héros. Georges David, écrivain poitevin habitant Mirebeau, déclare sur cet ouvrage: « c’est une bonne action, une charité, une lumière jetée avec tant de cœur, tant de pitié, tant d’amour, sur des hommes – des frères – qui ne sauront jamais le soir, si le lendemain, ils pourront avoir du pain ». Son titre même Les creux de maison évoque ces habitations insalubres qui leur servent de maison et les enfants des familles qui y logent vont pieds nus de ferme en ferme pour mendier un morceau de pain, ce sont "les cherche-pain". Au premier congrès de la SFIO en 1905 à Châlons-sur-Saône, Brizon [12] représente l’Isère suite à un nouveau déplacement, cette fois en 1904 de l’école de l’école professionnelle d’Armentières ( pour son soutien actif aux grévistes ) vers l’école nationale professionnelle de Voiron. Il est élu conseiller général de Bourbon-l’Archambault en 1907 et maire de sa commune de naissance Franchesse en 1908 ; il devient député en 1910 de la deuxième circonscription de l’Allier. Réélu en 1914 sur un programme d’opposition au militarisme et au colonialisme, il avait de nouveau reçu un appui massif de la part des métayers si nombreux sur sa circonscription. Brizon trouve place dans l’histoire de la Première guerre mondiale car il participe à la seconde conférence pacifiste de Zimmerwald d’avril 1916 où il s’oppose à Lénine au sujet de la condamnation du principe de la défense nationale [13]. Il ose déclarer quatre mois plus tard à la Chambre des députés qu’on doit négocier la fin de la guerre avec l’Allemagne. Malgré la censure qu’il dénonce d’ailleurs régulièrement à la Chambre, ses positions finissent par être connues au front et il reçoit un très important courrier de soldats durant les deux dernières années du conflit. En janvier 1918, il lance La Vague, organe socialiste et féministe dont le secrétariat est assuré par Marcelle Capy qui devient son épouse peu avant sa mort. Brizon est battu aux élections de 1919 qui divise en deux le nombre d’élus socialistes par rapport au chiffre de 1914, il opte pour l’adhésion aux idées de la IIIe internationale mais il est exclu en 1922 pour sa collaboration à un " journal bourgeois " La tribune du centre ; il met fin à Vague pour des problèmes financiers et lance Le bloc des rouges peu avant de mourir en avril 1923 alors qu’il milite dans un groupe de militants regroupés sous l’appellation socialistes-communistes [14]. Outre sa participation à de nombreux journaux socialistes cette fois-ci locaux tout au long de son engagement politique, Brizon avait écrit divers ouvrage d’histoire sur le monde du travail, le mouvement coopératif ou les positions idéologiques de l’Église vis-à-vis de la Révolution française. La parution en feuilleton des Creux de maison dans l’Humanité commence à la fin de 1912 [15] et Émile Guillaumin, paysan du bocage bourbonnais domicilié à Ygrandes, ne manque pas un épisode de ce roman de veine populiste [16]. Toutefois, comme il l’explique dans son premier courrier de juillet 1914, il est fort occupé en 1913 et ne lui écrit que tardivement. C’est le début d’une correspondance [17] qui ne prendra fin qu’à la mort d’Ernest Pérochon en février 1942 après que sommé par le préfet des Deux-Sèvres de mettre fin à son opposition au pouvoir pétainiste et aux forces d’occupation, il ne soit terrassé par une crise cardiaque consécutive de cette rencontre forcée. En près de trente ans ce sont une douzaine de courriers qu’auront échangés les deux écrivains qui nous préoccupent [18]. Ernest Pérochon reçoit la lettre venue de l’Allier juste avant qu’ilte dans les années trente, elle est dirigée par Roger Denux instituteur syndicaliste de Saône-et-Loire aidé de René Bonissel, Régis Messac auteur de science-fiction et Alphonse-Marius Gossez directeur d’une école primaire supérieure en Normandie mais né à Lille. Dans le courrier du 23 juin 1920 Ernest Pérochon parle à Émile Guillaumin d’une autre revue Le réveil des primaires dont il attribue la direction bénévole à un instituteur de la Meuse appelé Georges Lionnais [27]. Zola lui-même ne correspondait pas à l’ancien modèle sociologique des écrivains du début du XIXe siècle, il n’avait pas bénéficié d’une éducation sous la houlette d’un précepteur et n’avait pas en sa possession le baccalauréat. Le succès d’Émile Zola a permis de renouveler les thèmes du roman français et il a pris ses héros dans les gens du peuple. Le courant populiste est le fils du mouvement naturaliste et même si seul Les creux de maison est à classer comme roman populiste dans l’œuvre d’Ernerst Pérochon, ce dernier a profité des nouvelles approches en matière de fiction, pour rencontrer des succès avec des ouvrages qui montrent l’évolution progressive de la société de l’Entre-deux-guerres comme Zola avait pointé la transformation de la France au cours de la seconde partie du dix-neuvième siècle. Toutefois en choisissant de décrire les campagnes, contrairement à Zola, Ernest Pérochon va être très bien représenté dans les manuels scolaires de lecture des cours moyen et supérieur qui présentent des morceaux choisis. En effet la thématique ruraliste est dominante dans ce type d’ouvrage, par refus de montrer un monde industriel et citadin jugé peu pittoresque ( voire dangereux car peuplé d’ouvriers contre lesquels les gouvernements successifs ont pris l’habitude de monter les autres catégories sociales ) mais également par le choix de ne pas donner aux élèves de la communale des références sérieuses dans le patrimoine littéraire classique ( sauf un peu en matière de poésie dès le cours moyen et surtout dans le domaine du théâtre mais uniquement là pour les fins d’étude )[28]. Aussi divers passages qui servent à illustrer le déroulement des saisons, la vie quotidienne, familiale et sociale ( venue du facteur, passage d’un marchand ambulant, jour de fête au village …) dans les campagnes sont-ils pris chez Ernest Pérochon ( à travers Nêne, Les gardiennes, La parcelle 32, Bernard l’ours et la torpédo-camionnette, Les creux de maison ouvrages destinés au départ pour un public adulte) ou également chez Émile Guillaumin [29] essentiellement avec La vie d’un simple voire à partir de Tableaux champêtres ou de son ouvrage de nouvelles intitulé Histoires bourbonnaises. Pérochon, contrairement à Guillaumin, verra de plus certains de ses ouvrages toucher directement le jeune public puisqu’il a écrit pour les enfants ; ces derniers le découvriront tant en cours par ses manuels, qu’à la bibliothèque de l’école ou dans les premières sections jeunesse de bibliothèques municipales. Ainsi dès l’Entre-deux-guerres et jusqu’aux années soixante, les contes d’Ernest Pérochon trouvent-ils une place particulière dans l’heure du conte instituée à la bibliothèque pour enfants de Paris à savoir L’Heure joyeuse, car ils répondent aux critères de sélection de Marguerite Gruny [30]. [1]Du nom de Jules Guesde, il s’agit du courant du socialisme le plus sensible aux idées marxistes de critique du système capitaliste telle qu’elles étaient comprises avant la fossilisation qu’en fit progressivement le mouvement communiste. Jules Guesde restera d’ailleurs à la SFIO après le Congrès de Tours, car il pense que le pouvoir des bolcheviks ne peut déboucher sur la construction du socialisme vu l’état du développement de la société russe. [2]Archives nationales. FN17 9275. École normale de Parthenay. 1882. [3]Sur Ernest Pérochon normalien , on lira JAMONEAU, Henri. Ernest Pérochon et l’amicale des anciens élèves de l’École normale de Parthenay. Revue d’histoire du Pays bressuirais, 2003, n°52, p.77-85. Cet auteur, a également publié en 2002 chez Geste éditions une monographie sur l’École normale de Parthenay. [4]Un professeur de lettres en 1902. Bulletin de l’association des anciens élèves de l’école normale de Parthenay, 1967, n°25. Pages 12-15. [5]PINARD, Joseph. Chapitres d’histoire de l’école en Franche-comté. Besançon: Cêtre,2002. Page 157. Dans le même ordre d’idée les programmes de lycée de 1890 se montrent réticents envers les oeuvres contemporaines en les soupçonnant a priori d’une demi-douzaine de défauts qu’ils citent. [6] DOUMIC, René. Histoire de la littérature française. Paris: Paul Delaplane, 1905. Vingt-deuxième édition. P. 567-568. [7] Un professeur de lettres en 1902. Bulletin de l’association des anciens élèves de l’école normale de Parthenay, 1967, n°25. Pages 12-15. Voici la dernière strophe : « Pour tous les malheureux qui n’ont ni sou ni maille Pour le gueux asservi il faut, vaille que vaille, Que tous sèment leur grain : l’artiste, la beauté, Le penseur, sa pensée et son humanité, Pour qu’on sème l’égalité Quand viendront les grandes semailles. » [8] Le parti socialiste n’a fait son unité avec le nom de SFIO, sous la pression de la Seconde internationale socialiste, que le 23 avril 1905. En 1921 l’Humanité, comme la majorité des adhérents SFIO ( mais une minorité des élus ), passent à la doctrine communiste, c’est le Populaire qui est de 1921 à 1940 le quotidien du parti socialiste qui garde le nom de SFIO. [9] Jean-Louis Curtis dans sa préface de 1961 avance que La vie d’un simple « recompose, avec une admirable précision de détails, la physionomie physique, sociale et morale d’une province ». [10] Ce n’est qu’en 1932 qu’on parle pour la première fois "de ministre de l’éducation nationale"avec de Monzie. [11] MATHÉ, Roger. Cent-dix-neuf lettres d’Émile Guillaumin. Paris: Klinskieck, 1969. Page 89. [12] Au sujet de l’action politique de Brizon, on lira REBÉRIOUX, Madeleine. Pierre Brizon et Jaurès. Bulletin de la Société des études jauraisiennes, janvier-mars 1972 et LEE, Haksu. Pierre Brizon et le bloc des rouges dans l’Allier. Études bourbonnaises, septembre 2005, p.378-392. [13] Ce fait et son exclusion du parti communiste expliquent un certain nombre de médisances colportées dans certains textes produits par des auteurs se réclamant du marxisme-léninisme. [14] Ce mouvement deviendra le Parti d’unité prolétarienne et comptera une douzaine de députés ( tous exclus ou démissionnaires du P.C. à des périodes successives ) élus en 1932 et 1936, principalement dans la région parisienne, mais aussi par exemple un dans l’Indre et un dans la Loire. [15] La parution se prolonge en 1913, année où Marcel Proust fait publier à compte d’auteur le premier tome d’À la recherche du temps perdu. Lorsque Pérochon trouve enfin un éditeur aux Creux de maison, une inscription en tête de l’ouvrage est imprimée à destination de Brizon. [16] Le parallèle que fait le journaliste du Pays de l’Ouest entre Les creux de maison et La vie d’un simple est parfois repris ultérieurement dans d’autres périodiques. D’autre part Ernest Pérochon confie que sa lecture de La vie d’un simple éveilla sa vocation littéraire. MATHÉ, Roger. Cent-dix-neuf lettres d’Émile Guillaumin. Paris: Klinskieck, 1969. Page 135. [17] La lettre du 1er février 1921 qu’adresse Ernest Pérochon à son confrère de l’Allier, a un intérêt documentaire particulièrement intéressant pour l’historien de la ruralité. Il y est décrit, en réponse aux souhaits de Guillaumin, l’état de la question agricole dans l’ancienne province du Poitou et les deux départements des Charentes. Ces pages servent à Guillaumin pour la rédaction de ses Notes paysannes et villageoises. [18] On lira au sujet des relations entre Guillaumin et Pérochon et de leurs positions propres face à la Société des gens de lettres et de la Société des écrivains de province deux articles au contenu sensiblement identique : CHIRON, Alain. Pérochon et Guillaumin : deux "amis de trente ans". Bulletin de la Société historique des Deux-Sèvres, deuxième semestre 2004, tome X, p.163-176 et CHIRON, Alain. Pérochon l’instituteur et Guillaumin le paysan bourbonnais : deux "amis de trente ans". Études bourbonnaises, décembre 2005, p.460-469. [19] Guillaumin réalise la critique de Nêne pour le numéro de janvier 1921 de L’information. Par ailleurs Guillaumin, durant les années vingt, incite nombre de ses correspondants à lire Pérochon, ainsi il le fait découvrir au Périgourdin Alexandre Boisserie alors inspecteur de l’instruction publique à Saint-Étienne et vraisemblablement à l’historien Charles Seignobos. MATHE, Roger. Cent-dix-neuf lettres d’Émile Guillaumin. Paris: Klinskieck, 1969. Page 158. [20] Le livre conte le début de la carrière d’un jeune instituteur. [21] Les caricaturistes de l’époque prendront parfois "Nène" (qui sera même orthographié "Naine") pour le surnom de la fille du veuf, alors que c’est le diminutif de la jeune domestique de ce même veuf. [22] Guillaumin juge d’ailleurs que le personnage de Boisseriot (employé du veuf, il veut séduire Nène qui se refuse à lui ) est « un peu poussé au traître du mélodrame ». MATHÉ, Roger. Cent-dix-neuf lettres d’Émile Guillaumin. Paris: Klinskieck, 1969. Page 161. [23] Nène sera très fortement déconseillé à la lecture par presse et hiérarchie catholiques, car de surcroît un jeune prêtre s’y laisse pleinement séduire par une de ses paroissiennes. [24] Le terme dans sa nouvelle acceptation est créé par Léon Daudet qui sort en 1906 un livre intitulé Les primaires. En 1911 un ouvrage collectif critique, issu des milieux catholiques, est intitulé Les manuels scolaires : études sur la religion des primaires. [25] HUREPOIX. Chronique de l’ABF, 1930. Le nom de l’auteur est un pseudonyme qui trahirait une collaboration de quatre chartistes. [26] Par ailleurs Georges David dans La remise des cailles, écrit page 145: « on ne pardonne jamais à un primaire d’être un primaire ». Dans Le poète de l’endroit, à la page 126 d’un des courts récits contenu dans Madeluche, le même auteur montre que des villageois dénigrent celui qui voit ses poèmes reproduits dans des journaux et reprennent à son propos pour cela le discours stéréotypé des milieux bourgeois à l’encontre des écrivains issus de l’école communale: « Ce n’est jamais qu’un primaire, et même un sous-primaire. D’abord ça devrait être défendu. On ne devrait pas avoir le droit d’écrire quand on n’a pas fait de latin. C’est bien l’anarchie partout, allez. On dit qu’en Russie, tous les bolcheviks font des vers ». [27] Le réveil des primaires compte jusqu’à 500 abonnés en 1920 et publie Les chemins de plaine d’Ernest Pérochon. [28] Au sujet des ouvrages de littérature recommandés au lendemain de la Seconde guerre mondiale pour les bibliothèques des écoles primaires (dont les Contes des cent et un matins ) lire CHIRON, Alain. Littérature de jeunesse : la liste de 1950. Cahiers Robinson, n°14, 2003. Pages 148-156. [29] Roger Mathé consacre en 1974 trois pages à Guillaumin dans l’ouvrage dirigé par Marc Soriano Guide pour la littérature de jeunesse et s’interroge sur l’intérêt que peut rencontrer cet auteur pour un enfant ou adolescent. [30] EZRATTY, Viviane ( dir.) et al. L’heure joyeuse : 70 ans de jeunesse. 1924-1994. Paris : Direction des affaires culturelles de la Mairie de Paris, 1994. P. 65-66. Témoignage de Clémence Boyer ancienne stagiaire dans les années cinquante auprès de Marguerite Gruny. Cette dernière est directrice de l’Heure joyeuse de 1929 à 1968.

L'évolution de la condition de la femme à travers l'œuvre d'Ernest Pérochon
Par M. Roger Durand [1]

Lire et apprendre des vers, puis en écrire soi-même, combien d'écrivains ont commencé ainsi leur carrière! Beaucoup, grâce à ce premier exercice littéraire, ont découvert et affirmé leur art et leur personnalité; Ernest Pérochon, lui, se permet, à vingt ans, d'imaginer l'examen de conscience de son heure dernière! Ce poème paraît dans son premier livre, publié à compte d'auteur chez Clouzot à Niort en 1908 : Ultime question En ta prime saison as-tu connu l'ivresse Et l'envol éperdu des pensers généreux ? L'égoïste et le fourbe, as-tu lutté contre eux ? Qu'as-tu fait de ta jeunesse ? Toute chose est naïve et fraîche en son printemps ; Comme le bel espoir et comme l'hirondelle, Te vit-on dans le bleu donner un grand coup d'aile ? Qu'as-tu fait de tes vingt ans ? Plus tard, aux malheureux, fis-tu souvent largesse ? As-tu d'un cœur allègre, à donner diligent Soulagé la misère et vêtu l'indigent ? Qu'as-tu fait de ta richesse? As-tu, faible ou puissant, travaillé sans aigreur ? N'eus-tu point pour l'effort un mépris désinvolte ? As-tu produit l'outil, le livre ou la récolte ? Qu'as-tu fait de ta vigueur ? As-tu trié le vrai dans la chose insensée Et tout seul, dédaignant la forme qui fait loi Prolongé l'hypothèse et soupesé ta foi ? Qu'as-tu fait de ta pensée ? As-tu toujours, surtout, pardonné sans rancœur Même à l'être méchant que l'ignorance endeuille ? Aimas-tu ce qui passe et l'enfance et la feuille ? Dis, qu'as-tu fait de ton cœur ? C'est là le bilan d'un instituteur ("hussard noir de la République") soucieux de la justice sociale et de l'éducation du futur citoyen. Des talents lui ont été confiés. Les a-t-il bien exploités pour lutter contre les égoïsmes? pour s'élever vers l'idéal? pour soulager la misère? pour travailler et produire? pour chercher la vérité? pour aimer? ... Et l'amour pour la femme, dans tout ce beau programme du jeune Pérochon? L'amour est là, oui, mais comme un don de soi sans calcul, un service d'autrui sans attente d'un retour. Appelons-le l'amour "agapê", et déplorons que Pérochon n'ait pas encore éprouvé les flèches du petit dieu Erôs, l'appel tout humain à l'érotisme, l'amour "érôs", enfin, qui exige l'échange entre deux êtres égaux. Si érôs manque en ce poème, pourquoi? Mais manque-t-il vraiment à notre écrivain? Parcourons ses romans et mesurons la place qu'il y fait à la femme. I - Des héroïnes esclaves du sorcelage d'amour Dans Barberine des Genêts (première partie des Endiablés), Gilles le catholique et Barberine la protestante ont osé menacer la sorcière de leur village ... - Allez-vous-en ! Allez-vous-en tout de suite ... Sinon ! ... Alors, la vieille, subitement, se tut. Autour d'eux, qui demeuraient serrés l'un contre l'autre, elle traça un rond avec sa penne de genêt. Puis elle fit un autre tour, avec la penne levée et dirigée vers leur tête. En même temps, elle chantait, d'une voix plus aigre que le cri d'un geai, une chanson à faire dresser les cheveux, une vraie chanson de garou ... Gilles fit un signe de croix. Barberine suspendue à son bras, lui criait : - Saute ! Saute le rond ! Mais, tout saisi, le gars ne bougeait pas. Et elle non plus, les jambes coupées, ne pouvaient pas s'enfuir. Quand elle eut fini son tour, la sorcière passa tranquillement le gué avec ses ouailles et s'en alla vers Tout-y-Faut. - Quelle vieille folle ! dit Gilles, dont l'émoi tombait. Toute blanche, Barberine leva les mains en un geste de détresse. - C'est le reste, souffla-t-elle. Elle nous a liés ! - Bah ! fit Gilles. Il ne faut pas se tourmenter. Moi, je t'assure, je ne suis pas croyant. - Elle nous a liés, gémit Barberine ... Je ne pourrai pas vivre mariée avec un autre que toi ... Et toi, de même, pauvre Gilles ! ... tu ne pourras pas passer ton heureux âge avec une autre de ton bord ... Elle nous a liés parce qu'elle sait que je suis protestante ... Voilà ! ... Ils se regardèrent et, même dans les yeux du gars, il y eut une brume d'angoisse. - Mon pauvre Gilles, murmura Barberine, nous marier ensemble, cela ne se peut jà. - Bien sûr que non ! dit Gilles. Ils se turent. Ils étaient l'un devant l'autre, les bras ballants, navrés. Barberine retrouva sa voix la première et sur un ton vif : - C'est ta faute ! Pourquoi ne l'as-tu pas laissée tranquille ? Et après, quand je te disais : « Saute ! Saute! » pourquoi ne l'as-tu pas fait?... Il répondit de même : - Toi qui parles si bien, pourquoi ne l'as-tu pas fait non plus? - Je n'ai pas pu ! gémit-elle. Je n'ai pas pu ... Elle nous a liés ... Je te disais bien qu'elle avait un Pouvoir... L'héroïne de L'eau courante échappera de peu à un sorcelage semblable; celle de Nêne, arrivant à la ferme de Corbier, qui est veuf, a la prémonition du sort qui l'y attend : Devant elle, à dix pas, un écureuil traversait la route tranquillement. C'était signe de malemort : elle en eut l'haleine coupée. Elle passa vite et se retourna pour regarder la bête, qui bondissait maintenant avec une agilité diabolique. Elle se raisonna ... Mais il lui sembla que les passereaux se taisaient, coulés sous les ramilles basses. Juste au milieu de la route, une ombre étrange palpitait. Madeleine, levant les yeux, vit un oiseau-filou, qui "endormait " très haut, et dans le soleil les grandes ailes rousses paraissaient toutes noires. C'est comme si la mère du dieu Erôs, « Vénus toute entière à sa proie attachée », inspirait la fatalité du sentiment. Pérochon décèle aussi la toute-puissance des impératifs sociaux et religieux. Dans Babette et ses frères il peint le double esclavage qui pèse sur Babette : elle ne peut échapper à sa passion interdite, pas plus qu'au fanatisme de ses frères : ce roman est un cri de colère et de pitié pour la condition parfois réservée aux femmes dans le pays où il est né. Le sorcelage d'amour peut être simplement " la chaleur du sang ". C'est le cas de Mariche dans Les creux de maisons, de Gina dans Les fils Madagascar; c'est aussi, dans Les gardiennes, celui de Solange dont le mari est au front (14-18) et dont la mère, devenue chef de famille, s'inquiète. La présence des soldats autour de la Cabane ne l'inquiétait nullement et elle avait aussi une confiance entière en la prudence de Marguerite Ravisé. Au contraire, elle n'aimait pas voir les Américains au Paridier ; là, elle les glaçait par son accueil et ils ne demeuraient pas longtemps en sa présence. Elle montait autour de Solange une garde sévère, ne passait plus une seule journée sans venir plusieurs fois à la ferme, s'y présentant même très tard, à veillée faite. Malgré tout cela, les soldats connaissaient le chemin du Paridier; un d'entre eux surtout, un gradé chargé des achats et qui parlait aisément le français. Pour ce bel homme à taille flexible, Solange soignait son teint blanc et tourmentait ses cheveux ; ses yeux noirs glissaient à propos, brillants et doux comme du velours. Laissons les désirs et la cruauté de Mme Olivet dans Le chemin de plaine; dans Nêne, la "chaleur" de Violette, la belle couturière qui saura séduire Corbier, est plus malsaine encore : ses amours à tendance sadique révèlent en fait son seul amour : elle-même. Prédatrice, n'est-elle pas aussi une proie ? Un sourire insolent erra sur son visage qui demeura très beau, mais dont les lignes changèrent. Les dents brillèrent fines, propres aux morsures saignantes en pleine chair vive, comme les dents des bêtes libres. La lèvre rouge, légèrement relevée, l'astuce cruelle, peut-être aussi un peu de mépris pour la proie trop facile. - Ces hommes ! Encore un que je mènerai où je voudrai. Plus dévoratrice mais plus saine est la noble Isabelle du Chanteur de Villanelles : elle domine son amant mais érôs la domine et les met finalement à égalité, avant de les réunir, brisés, au pied d'une tour sinistre. La saison était si chaude que les chrétiens eussent pu vivre aussi nus que sont les bêtes. Par quatre fois, au cœur du jour, Loys et Isabelle baignèrent tout leur corps dans un ruisseau courant. Et chaque fois omirent de se vêtir promptement en sortant de l'eau. Chaque fois, ils laissèrent le vent sécher leurs membres et passèrent un long moment à se jouer et à batifoler tout nus. Isabelle courait sur la mousse et ses beaux cheveux dénoués flottaient sur son dos. Elle faisait la frime de fuir et de se cacher mais Loys l'avait tôt découverte et elle, le voyant accourir, lui riait, les bras hauts, la tête versée. - Ah! mon amant ! Un brouil malin obscurcissait si bien leur cerveau que l'idée du péché ne les gênait plus. Ils avaient perdu sens et mémoire et vers le lendemain ne jetaient plus leur doute. Aucun autre souci que le frais jouir ; aucune minute qui ne fût soumise à leur pressante joie. Ils se baisotaient et mordillaient comme de jeunes chiens. Chacun laissait sans vergogne tout son corps sous les regards et les caresses de l'autre. Ils idolâtraient leur corps selon la guise des païens ; et, ainsi s'attisait leur commun désir. Mais derrière leurs joies, l'incertitude angoissée de l'amour érôs et sa soif d'absolu assombrit leur dialogue passionné : - Mon amant, je meurs d'amour ! Évente-moi de ton haleine ! Retiens-moi des quatre membres ! Croche-moi! hale-moi ! Fortifie-moi avec ton sang ! - Je t'enserre et pourtant je te cherche ... Je te vois et pourtant je t'appelle ... Tout mon corps n'est qu'un cri ! II - Harmonieuse esclave au foyer Vite, une image convenable, une image familiale et vêtue où la femme (disons plutôt l'épouse) tienne la maison, prépare la joie des repas, éduque les enfants tout en attendant que son mari revienne du travail ! Midi Dans un petit jupon, la jeune femme coud, À l'ombre de l'arbuste où voltige l'abeille, À midi, près du seuil, blonde et baissant le cou, Dans une chaise basse auprès d'une corbeille. Les enfants sont tout près; le plus grand, un luron Déjà fort que la mère à chaque instant conseille, Soulève les cailloux, creuse le sable en rond Et cueille la fleur blanche à l'étoile pareille. La petite qui n'ose encore qu'un pas tremblant, Une gaule en travers de sa bouche vermeille, S'avance en tapinois et passe son doigt blanc Dans la rude toison du gros chien qui sommeille. Mais le père, bientôt, va revenir du champ : Qu'on prépare les œufs, la salade et l'oseille; L'aîné vient du jardin, rouge, se dépêchant, Tout fier de rapporter la fraise et la groseille. Puis, la mère tranquille accroche les habits, Met dans le sombre évier rafraîchir la bouteille Et grave, étend la nappe et coupe le pain bis Et pose les fruits lourds sur des feuilles de treille. L'amour érôs est ici sous-entendu ; c'est l'amour agapê qui est exprimé, ayant pour objet principal les enfants et pour champ d'action la famille. Ce poème (1908) nous laisse attendre l'arrivée du père, ses compliments, sa sollicitude : sa femme a-t-elle eu le temps de penser à elle-même? le temps de s'épanouir en quelque loisir personnel ? Hélas ! dans ce monde bucolique la femme n'est pas l'égale de l'homme ... Le chemin de plaine, conçu vers 1910, nous édifiera sur ce point : Maximin a des idées très arrêtées sur le rôle de Josette, même sur son droit au travail rémunéré. - Vous êtes pauvre aussi ? - Ma profession l'indique. Tous les instituteurs sont pauvres ou presque ; je suis le dernier des instituteurs ; je suis un gueux ... Songez-y avant de m'aimer irrévocablement. - Oh ! c'est déjà irrévocable ! - Tant pis pour vous ! Je parle froidement ... et puisque cette occasion se présente, j'en profite pour vous inviter à réfléchir, froidement aussi. Je gagne quatre-vingt-dix francs par mois, trois francs par jour ! Mais vous ne savez pas combien la vie est chère ? - J'ai été maîtresse de maison. - Bien ! Alors, comptez. - À quoi bon ? - Je vous en prie ... - Eh bien ! trois francs pour vous, autant pour moi ... Je travaillerai ; je suis forte et pas trop paresseuse. Croyez-vous que je ne ferais pas une institutrice, moi aussi ? - Une institutrice ! Vous? - Pourquoi pas ? Pourquoi pas en effet? Cette idée ne m'était pas encore venue. J'ai l'air si étonné que Josette s'en amuse. - Mais ... mais ... Je n'achève pas ma pensée. Je voulais dire que ce n'est pas très généreux de compter sur le travail de sa femme. La femme est la fée du foyer ... l'éducatrice des enfants ... La femme, dit l'autre, est le délassement du guerrier; elle est ... que sais-je ? Elle est tout, sauf la compagne qui travaille et apporte son salaire. Toutes mes lectures m'ont appris cela. À la campagne, la femme se doit d'élever les enfants et d'être essentiellement la consolatrice. La femme mariée qui travaillerait "chez les autres" donnerait l'impression qu'elle cherche à s'affranchir de l'esclavage domestique. La tradition veut que l'on suive l'ornière des générations passées, jusqu'au taudis que l'on n'améliore pas : c'est la vision de Séverin dans Les creux de maisons: Et voici que Séverin revoit, très loin en arrière, une maison toute pareille à celle-ci : des poutrelles fumées et fléchissantes, un lit, un buffet avec son vaisselier, une table qui boite à cause de la terre inégale .. oui, pareille, bien pareille ! Là, dans le coin de la cheminée, sur la pierre fendue, une vieille aux yeux blancs qui crachote dans la cendre, puis une autre femme voûtée avec des lèvres pâles, puis des petits qui pleurent et qui se traînent à peine vêtus ... Quelle vision ! Les genoux transis, la huche vide, la faim, le froid, la toux, la mort qui passe ... Ce n'est pas un cauchemar, c'est un souvenir. Oh ! Serait-ce possible ! Il regrette le bel habit de noces et tant de viande et tant de vin, et tant de miches, tout cela qu'il va falloir payer. Oh ! ce foyer bas, cette porte démolie, cette fenêtre étroite ! La couverture a glissé ; il a presque froid. Delphine dort ; un souffle léger passe entre ses lèvres entr'ouvertes; ses dents luisent. Elle est lasse ; elle est un peu pâle et délicate. Il glisse son bras et l'enserre doucement d'un geste de défense. Mais elle, réveillée, lui tend sa bouche fraîche, et aussitôt il oublie tout : la dépense, la misère et la mort. La femme qui élève les enfants d'une morte n'est pas forcément aussi la consolatrice du père. Corbier, dans Nêne, rêve d'un nouvel érôs qui lui rendrait sa jeunesse; il n'a que faire des consolations de sa servante, qui lui paraîtraient sacrilèges. Il restera bon père, malgré sa passion neuve. Nêne, quant à elle, n'est venue travailler chez lui ni pour manigancer sa propre libération (elle est célibataire), ni pour monter dans l'échelle sociale, sachant qu'il est veuf. Elle est là pour montrer une subtilité de l'amour : l'agapê qu'elle manifeste aux deux orphelins la conduit à l'érôs, car elle tend à se les approprier, à devenir vraiment leur maman, et, sans l'avoir désiré, la deuxième épouse de leur père. Ces dispositions de l'une et de l'autre sont incompatibles. - Jouons, Madeleine ! disait Lalie sans écouter. Je suis une marchande, je vendrais des épingles ... Jo serait un petit garçon ... tu serais sa maman. Vous seriez dans votre maison ... Tu vois : ces petits bois, c'est des épingles ... Je frapperais à la porte : « Il y a du monde ? » ...Tu dirais : « Bonjour, madame, je voudrais des épingles pour attacher le fichu de mon petit garçon ... Entends-tu, Madeleine? Jo est un petit garçon ... tu es sa maman ! ... Si tu aimes mieux, ça serait des dragées ... Jo dirait : « Maman, je veux des dragées à la marchande ... » - Petite sotte ! tu vois bien qu'il ne peut pas dire cela ... Ecoute-le ! - Ma ... ma ... ma ! bégayait Jo. - Il faut lui apprendre, Madeleine ! Jojo, dis : ma-man, je veux ... - Ma ... ma ... ma ... Oup ! - Tu ne sais pas t'amuser, Jo, dit la sœur. Lalie va s'amuser toute seule. Madeleine, subitement rouge, avait pris le petit sous le bras ; elle le tenait en face d'elle, tout près de son visage. - Jo, mon petit Jojo ... dis : ma-man, ma-man ... Elle levait des yeux suppliants. Sa tendre émotion de la soirée aboutissait à ce vertige étrange, inconnu, qui ressemblait à un vertige d'amour ...Elle ne savait plus ...elle n'avait pas honte ... - Jo ! écoute ! ma-man ! ma-man ! - Madeleine ! Ses épaules fléchirent, le sang lui sauta au cœur. Corbier était à dix pas, derrière la baie ! Une seconde, les yeux de Madeleine s'élargirent ; une seconde, une grande clarté fut en elle ... Puis tout s'éteignit. Corbier, blanc de visage, levait la main comme pour jeter ses paroles : - Madeleine ! c'est péché mortel ! ... Je vous défends cette abomination ! III - Avant 1914, des esclaves dans le bocage. Dans Les creux de maisons, Delphine et Séverin, jeunes mariés, rêvent de quitter la condition de journalier. Nous prendrons une terre. Cette idée de quitter les creux-de-maisons ne l'abandonnait jamais, l'ancienne petite meunière. D'habitude, Séverin ne voulait pas avouer que c'était là son rêve, à lui aussi ; il se moquait d'elle. Valet il était né, valet il resterait; valet son père, valet lui-même, valets ses enfants : tout le reste était chimère. Cette fois encore il résista : - Prendre une terre, ma pauvre petite ! et avec quoi ? avec ce qui nous restera à la Toussaint quand nous aurons tout payer ? - Qui te dit, reprit-elle, que nous n'aurons pas de chance ? Ce serait bien notre tour tout de même, d'être heureux ! Elle avait l'espoir tenace et revenait toujours à cette chance qu'ils ne sauraient manquer d'avoir. Séverin souriait avec un peu d'amertume. - De la chance, de la chance ! fit-il ; ce n'est pas pour les pauvres gens, cette marchandise-là ; toute la chance que nous pouvons avoir, c'est de ne pas être trop souvent malades, de n'avoir pas trop d'enfants, de gagner trente-cinq pistoles par an et de n'avoir jamais à demander notre pain. Pas trop d'enfants? Hélas!... Désespérant, non de pouvoir devenir propriétaires, mais simplement d'avoir un peu de pain pour survivre, beaucoup se fient à la charité publique, une forme d'agapê. Or celle-ci ne s'émeut que devant la main tendue des petits " cherche-pain ". Pérochon le sait bien, lui qui a fait parfois l'école buissonnière pour les accompagner. Les parents pauvres doivent avoir encore plus d'enfants (proles) et devenir, dans ce monde paysan d'avant-guerre, des prolétaires. Séverin amena peu à peu la conversation sur les petites borderies et sur les anciens valets qui les cultivent quelquefois pour leur compte. Maufret lui coupa la parole. - Les valets qui se mettent en borderie sont fous, mon gars. - Parce que ? - Parce que, pour se mettre en borderie, il faut de l'argent, et les valets n'en ont jamais ; d'abord ils ont toujours trop de drôles pour avoir de l'argent. Le jeune homme ne put s'empêcher de rire : - Trop de drôles ! à qui la faute ? à qui la faute, Maufret, si vous êtes un bon travailleur ? L'autre secoua les épaules mornes. - Nous te verrons venir, garçon ! Toi aussi, tu en auras des drôles, sans compter que tu n'auras pas tort ; ce n'est pas en t'échinant derrière Frédéric Loriot que tu ramasseras des rentes ; c'est en faisant des drôles ; fait t'y mettre, mon gars ! Par petites phrases, que ponctuait le sifflement de sa pipe, Maufret continua : - Un héritier, vois-tu, c'est bon pour les riches ; quand on n'a rien, on partage ; écoute : avec quatre cents francs, - tu ne gagnes pas quatre cents francs - avec quatre cents francs, peux-tu faire vivre ta femme et deux petits, par exemple ? Non, pas vrai ! Eh bien ! il faut en faire douze ; ça t'étonne ! Si tu n'en as que deux ou trois, tu n'oseras pas leur mettre le bissac sur le dos, tu n'oseras pas ; quand on en a douze, ce n'est plus la même chose : on n'a plus honte, et tout le monde donne. Il n'y a que les femmes, mais les femmes s'y font, elles savent bien que ce n'est pas notre faute. Il y eut un silence ; tous les hommes qui étaient là - et Séverin lui-même, d'ailleurs, - connaissaient ces choses; ils étaient obligés d'approuver. - Quand tu seras usé, continua Maufret, tes enfants t'empêcheront de mendier. Nourrir la famille par quelque moyen que ce soit, c'est l'amour agapê; mais engager, dans ce combat pour survivre, le corps et la santé de la femme, c'est laisser agapê poignarder érôs. Séverin appela Delphine qui causait devant une autre porte. Elle se leva, mince entre les voisines accroupies. Elle se leva, entre des voisines qui avaient été, elles aussi, de fraîches campagnardes, de belles filles souples aux hanches rondes, mais qui, à force de misère, à force de grossesses, étaient devenues très vite ces épaisses mamans noirâtres. ... - Qu'allons-nous faire, mon Dieu ! six à vivre sur ton pauvre gage ! Et je vais encore être malade ; je sens que je suis toute détraquée. Six à manger ... et les hardes ... et le bois ... Séverin grommelle : - Que veux-tu? Il y en a qui sont dix, douze, et qui ont des anciens en plus. Ceux-là sont encore plus malheureux. Il n'aime pas qu'on lui parle de sa misère; à force de voir souffrir les siens, il est devenu sombre : il est maussade souvent sans raison apparente. Delphine continue : - Depuis le mardi gras, mes pauvres petits n'ont mangé ni lard, ni laid ... quatre livres de beurre en tout depuis quatre mois ... Quelle vie ! vaudrait mieux être morts ou être bêtes. ... - Que faire? Où prendre l'argent à la Toussaint? Vingt francs de loyer en retard, une corde de bois brûlée et pas payée; le boulanger qui ne veut plus faire crédit ... le bois ... le pain ... la sage-femme ... Mon Dieu ! mon Dieu ! Il faudra se passer de feu, ou bien ne pas manger. Elle hésite à suivre sa pensée ; sa voix se faite plus basse. - Louise prendra le bissac ; puisqu'il faudra bien en arriver là ... un peu plus tôt ou un peu plus tard ... Mes enfants vont chercher du pain ... chercher du pain ... chercher du pain ! ... Elle se penche étranglée de sanglots. Séverin a frissonné ; il serre la petite contre lui. - Chercher du pain ! Louise ! Jamais de la vie ! On verra : on achètera à crédit ; on ne payera pas. La mère, si lasse, qu'elle a l'air de ne plus pouvoir jamais se relever, la mère découragée, cachant son front terreux sous ses doigts maigres, la pauvre mère est là qui pleure, qui pleure ... Et Séverin, le cœur crevé, baisse la tête devant ce groupe lamentable. Echec suprême d'érôs comme d'agapê : la misère incite à la prostitution, à la destruction du couple. À moins que je ne me contente d'une autre monnaie ... d'une monnaie dont on n'est pas chiche quand on est belle et dégourdie ... - Taisez-vous, Baveille, répondit Delphine, trop malheureuse pour se fâcher, vous avez bien de la chance, vous, d'avoir toujours le cœur à rire ! Baveille, penché sur son épaule, murmurait : - Il y aurait un moyen si tu étais sage ... hé ! hé ! dis donc ... on pourrait s'arranger. Prestement, elle s'esquiva, point trop fâchée encore, croyant à une plaisanterie de lourdaud. - Tâchez de rester tranquille, vieux malhonnête ! Alors, lui, tirant de dessous sa blouse une tablette de chocolat, un petit sac de café et du sucre, posa le tout sur la table ! - Tiens, la ... belle ! fit-il ... quand on est jo... jo... lie, on s'arrange ; et il y en aura d'au... d'au... d'autres Je ne suis p... p... pas méchant, moi, j'ai pitié d... d... des pauvres qui ont d... d... d... des drôles malades. - Allez-vous-en, sale vieux ! sale vieux ! - T... t... tu vois ce que t... t... perds ! fit-il en montrant son chocolat et son café, ta petite en a be... be... soin pourtant ! Au mal le plus terrible, la mort de l'amour, quel remède trouver? Ce sera le plus réprouvé, le plus immoral et le plus meurtrier : « la guerre, que détestent les mères ». Les tués, les blessés, tous les combattants hasardèrent leur vie sans contrepartie. Il se trouve que cet amour agapê a contribué à revaloriser la condition féminine. IV - 14-18 et la libération de la femme Libération morale, s'entend, mais surcroît de travail. Ouvrons Les gardiennes. Les hommes en âge de combattre sont à la guerre ; il ne reste à la culture et aux divers ateliers que les adolescents, les handicapés, les femmes et les vieux. Le père Claude eût aimé se reposer. Or, par ces temps abominables, il ne fallait pas songer au repos. Depuis de longs mois les deux anciens n'avaient jamais cessé de travailler aux champs, tantôt chez leur fille au Paridier, tantôt chez leur bru ... De là venaient, pour la Misangère, de graves tourments. Elle songeait aux jeunes hommes partis en guerre. Après la victoire, quand ils rentreraient au pays, ils ne manqueraient point de demander : - Qu'avez-vous fait de tout ce que nous avions laissé ? Femmes ! êtes-vous restées bonnes gardiennes chez nous ? Avez-vous entretenu le feu de nos maisons aimées ? Quand reviendrait le gendre, le grand Clovis, avec qui il était si difficile de s'entendre, il dirait de sa rude voix orgueilleuse : - Montrez-moi ma ferme ! ... Où sont mes bêtes ? A-t-on garni leur râtelier ? ... Où sont mes outils ? J'en veux essayer le manche ! Femmes ! servez-moi les fruits de mon verger et versez dans mon verre le vin de ma vigne ! Les femmes se sentent responsables comme le seraient des intendants devant les propriétaires dont ils pallieraient momentanément (et sans doute maladroitement) l'absence. La Misangère, elle, grâce aux lettres de son aîné qui est officier, comprend mieux la grandeur du rôle des femmes. De là-bas, il dictait à ses parents, à sa sœur, à sa belle-sœur aussi, des ordres inattendus et rudes. Il écrivait :« Vous devez travailler pour que les soldats ne manquent de rien ; vous devez travailler jusqu'à l'épuisement de vos forces, jusqu'à en mourir s'il le faut ... La souffrance et la mort ne comptent pas plus pour vous qu'elles ne comptent pour les combattants. » Il fallait tenir, non seulement pour des raisons ordinaires et directes, mais pour d'autres raisons qu'elle ne savait guère formuler, et qui, cependant dominaient au fond de sa conscience, fortes et sûres comme l'instinct. D'abord, il lui semblait juste de durement peiner parce que les autres souffraient et que le travail est frère de la souffrance; mais surtout, les hommes s'acharnant aux œuvres de destruction et de mort, la tâche première des femmes, qui est de conservation, lui apparaissait confusément avec son importance essentielle. Jeunes ou vieilles, les femmes étaient les gardiennes; gardiennes du foyer, gardiennes des maisons, de la terre, des richesses, gardiennes de ce qui avait été amassé par le patient effort des âges pour faciliter la vie de la race mais aussi gardiennes des ordinaires vertus et gardiennes de ce qui pouvait sembler futile et superflu, de tout ce qui faisait l'air du pays léger à respirer, gardiennes de douceur et de fragile beauté. Des images symboliques de l'énergie des femmes illustrent Les gardiennes. Chez Roque le forgeron, la Misangère aperçut la grand'mère tirant le soufflet. Dans la cour, on ferrait un mulet, une mauvaise bête aux oreilles couchées qui dansait et ruait. Il y avait là le vieux Roque qui, à soixante-dix ans, son fils parti, avait repris le tablier de cuir ; sa bru, une petite femme noiraude tenait une patte de la bête. Comme la Misangère passait, il y eut des cris dans la cour. Le mulet, changeant de manière, cherchait à mordre. Le vieux recula, tenant le fer au bout de sa pince ; c'était la dixième fois peut-être et il se décourageait. Alors sa bru perdit patience : saisissant une lanière de cuir qui se trouvait là, un trait avec sa boucle d'attache, elle se mit à frapper sur la bête à tour de bras. Le mulet se jetait de côté, boxait, ruait en vache, traîtreusement ; mais, au risque de se faire tuer, la femme cinglait toujours, les dents serrées, les yeux fulgurants. Le mulet finit par comprendre qu'un volonté virile animait cette personne si menue ; en sa cervelle obscure, peut-être pensa-t-il que le grand Roque lui-même était revenu, le grand Roque avec qui il ne fallait pas badiner ... Il s'immobilisa, les oreilles frémissantes et pointées. Alors la femme défit le nœud de la longe, tira haut la tête du mulet, jusqu'à lui coller les naseaux à la muraille. Comme il découvrait encore ses dents jaunes, elle se dressa et de son petit poing noir, fermé comme un poing d'homme, elle lui meurtrit les lèvres d'un coup dur. Après quoi, elle lui saisit une patte de devant et, d'un brusque effort, la leva très haut, faisant craquer les jointures. La Misangère qui avait vu toute la scène en ressentit de l'émotion. Après le mulet, la belle Solange, puis les valets débiles mais insolents, les enfants indépendants auxquels il manque la poigne paternelle, les bœufs révoltés ... ou simplement la peur d'une responsabilité nouvelle. - Ah ! tu veux quitter le Paridier ! Tu veux te retirer chez moi, vivre rentière en ma maison ! ... Eh bien ! sache-le tout de suite : si tu ne marches pas sur ton chemin, si tu abandonnes la place d'honneur où tu es, tu iras où tu voudras, mais tu ne franchiras pas mon seuil ! Ma fille, il n'y a pas de place sous mon toit pour les lâches ! Le mot tomba comme une gifle. Solange, assise devant la table, pleurait, la tête cachée entre ses bras. Elle se plaignit. - Mère, vous êtes injuste ! mon père comprend mieux les choses que vous ... Vous ne savez donc pas toute la peine que j'ai? ... Ah ! vous êtes dure, dure... Droite au milieu de la pièce, la Misangère reprit : - Ce n'est pas pour mon plaisir. Il faut de la dureté parce que nous vivons en des temps de grande misère. Je ne suis pas injuste comme tu dis ; je sais bien que tu as du travail et des soucis ; mais songe à ton mari, songe à tes frères et tu n'oseras plus jamais te plaindre. Ta part de peine est petite auprès de la leur... Quand ils reviendront, il faut qu'ils puissent retrouver leur place et ils auront mérité de la retrouver plus belle qu'ils ne l'ont laissée ... Ma fille, tu resteras au Paridier quoi qu'il puisse t'en coûter. Pour la femme appelée à décider en l'absence de l'homme, la responsabilité la plus redoutable est celle de l'argent : il faut vendre les produits à leur juste prix, en osant marchander; il faut acheter de ces machines nouvellement inventées, afin de produire davantage. Les mois d'été furent un temps d'écrasant labeur, car il fallait avec soin recueillir soin les richesses de la terre. La Misangère, encore une fois, dut imposer sa volonté. Claude s'avouant de plus en plus faible et fatigué, on ne pouvait songer à moissonner à la faux ; même avec une moissonneuse ordinaire on n'en finirait jamais. La Misangère proposa d'acheter une lieuse. Or, les machines de cette sorte, venant d'Amérique, coûtaient fort cher bien que le gouvernement vînt en aide aux acheteurs. Solange refusa de faire un aussi gros débours. Elle mit en avant qu'elle n'avait pas l'autorisation de son mari, qu'il la blâmerait au retour et, qu'enfin, on se passerait fort bien de cette machine quand les hommes seraient revenus. L'argent, pourtant, ne lui manquait pas, mais, comme rien n'annonçait la fin prochaine de la guerre, elle gardait toujours son idée de se retirer si les choses se gâtaient et de vivre librement en rentière, en attendant des temps meilleurs. Le père Claude, qui était en étonnement perpétuel devant les nouveaux prix de toute chose, estimait aussi la dépense beaucoup trop grosse. Il calculait longuement, soutenait avec Solange qu'il avait été déraisonnable d'emblaver une aussi grande étendue, qu'il eût mieux valu laisser la moitié des terres en friche et cultiver soigneusement l'autre moitié, sans se bousculer ainsi. La Misangère poussait rudement ces faibles. - Possible, disait-elle, que vous aimeriez mieux vous reposer, mais gardez cela pour vous : vos raisons ne me touchent guère ! Et encore : - Je ne veux pas savoir si le bénéfice eût été plus grand ; il n'est pas question de bénéfice, aujourd'hui ... Je dis qu'il faut semer tant qu'il y a de la terre ! ... et que notre récolte ne doit pas pourrir dans les champs ! Comme elle se butait contre leur dolente obstination, elle passa outre, très vite. La machine fut, par elle, commandée à un marchand de la ville qui l'amena un beau matin de juillet, juste à temps, alors que Solange et son père, croyant avoir cause gagnée, n'y pensaient plus. Il fallut bien, alors, payer le marchand ; n'osant se rebeller Solange se lamentait : - Il ne me reste plus d'argent ! - Tu avais besoin d'une lieuse, répondait sa mère, non d'argent ! - Et Clovis, que dira-t-il ? Il n'avait pas commandé de faire cet achat. Alors la Misangère : - Tais-toi ! Cet achat, c'est moi qui l'ai fait ! je prends la chose sur moi... Quand ton mari reviendra, s'il n'est pas content, il me trouvera pour lui répondre. Elle ajouta, pour elle seule : - Mais je pense bien qu'il sera content... Il ne m'en voudra pas, s'il est juste, de lui avoir gardé sa ferme en état et d'avoir mis à portée de sa main un outil de beau travail. ... Vers Noël, la Misangère décida de vendre deux bœufs ; un peu plus tard, trois porcs gras. Dans l'impossibilité de mener les bêtes à la foire, elle fit prévenir les marchands. Ce fut avec elle qu'ils traitèrent et, quand elle eut l'argent, elle en plaça une part en Bons du gouvernement sans demander autorisation ni conseil à personne ; le reste fut mis de côté afin d'acheter une petite charrette à fourrage et une herse nouvellement inventée dont on disait grand bien. Vient enfin le retour des soldats. C'est pour les gardiennes le moment redouté du bilan. Clovis, d'abord, se dirigea vers l'étable. Il compta les bêtes. Le nombre n'en était pas grandement diminué : ce fut une surprise pour lui. - Tu as donc acheté ? demanda-t-il à Solange. - Oui, répondit-elle La Misangère vint à son aide. - Nous avons vendu, acheté... et nous avons élevé aussi. Clovis ne questionna plus, mais son contentement fut visible. Seules, deux vaches demeuraient, du bétail d'avant-guerre ; il prononça leur nom au passage puis examina attentivement toutes les autres qu'il ne connaissait pas. À la fin, il hocha la tête et dit : - Il en faut du fourrage pour garder toutes ces bêtes en état ! - Nous en avons ! répondit la Misangère. Et passant la première dans la grange, elle montra les betteraves, les pommes de terre, les bottes de choux et de navets et le tas de foin à peine entamé. La surprise de Clovis fut plus grande encore dans le hangar aux outils. S'il avait compté trouver quelque part un changement avantageux, ce n'était certes point là ! Or, il avait devant les yeux tout un outillage neuf : charrette, rouleau, herse, charrue, faucheuse... Il demanda, inquiet tout à coup : - Où donc as-tu pris l'argent ? Solange répondit : - Les denrées se sont vendues très cher ... Et la Misangère reprit encore : - Tous les produits de la terre sont à des prix que vous n'imaginez pas !... Nous avons payé comptant et, soyez tranquille ! il reste à Solange de l'argent placé ... Mais vous n'avez pas tout vu ! Au fond du hangar, elle tira une bâche qui recouvrait la lieuse. - Avec cela, dit-elle, la moisson n'est plus qu'un jeu. L'homme fit le tour de la machine, l'examina curieusement, la touchant avec précautions, d'une main légère, car il n'en connaissait pas le fonctionnement. Redressé, il vint près de sa femme et, lui mettant une main sur l'épaule, il dit simplement : - Merci ! Il sortit le dernier du hangar, se retournant à chaque pas pour admirer le riche outillage. Dans la cour, il prit l'enfant dans ses bras. - Maintenant, dit-il, allons voir les champs ! ... - Ici, disait la Misangère, nous avions des betteraves ... semé plus tard, le grain travaille encore ... La voisine des Alleuds s'est acheté un semoir et nous l'a prêté ... Acheter un semoir, c'est faire une économie : il y faudra penser... Clovis regardait. Une émotion silencieuse et vaste tremblait en sa poitrine. Et c'étaient, ensemble fondues et se renforçant, la joie de la liberté, la joie du bien-être après d'étonnantes misères, mais aussi la joie de retrouver son pays, de retrouver l'amitié des siens et encore la joie virile et qui passait son espoir de reprendre sa tâche en belles conditions, d'un cœur ardent, avec des bras toujours vigoureux. Clovis, immobile, ne disait rien. Il pleurait ... Un sanglot profond, qu'il ne put retenir, secoua sa haute et rude carcasse. La Misangère aussi s'était tue : en son âme se levait la grande joie d'orgueil. V - 1918 : Les gardiennes sont-elles maintenant les égales des hommes ? Avec le « merci » du soldat revenu, ce n'est pas toujours une ère nouvelle qui s'ouvre pour elles. La trilogie des Mazureau (La parcelle 32, Bernard l'ours et la torpédo-camionnette, L'eau courante) va relater la modernisation de la campagne française. Mais il est encore des hommes rétrogrades : ainsi le vieux Mazureau dans La parcelle 32. Sa fille veut épouser leur ancien valet. - As-tu songé qu'il n'a pas une boisselée de terre ? Toi, tu auras l'argent de ton inventaire quand tu t'établiras... et, quand je n'y serai plus, tu auras des champs ..., tu auras des champs, Éveline ! - Cela ne fait pas tout le bonheur, père ! dit-elle doucement. La main du vieux lui serra rudement l'épaule. - Veux-tu que je te dise, Éveline ? Eh bien ! c'est un gars de rien ! Il ne sait pas ce que c'est que d'avoir du bien... Il parle de vendre les champs comme on vend les aumailles ... Et c'est un gars pareil, sans cœur et sans esprit, que tu veux amener dans ma maison ? Elle baissait la tête, trop craintive pour faire nettement front, mais décidée quand même à ne pas céder, à tenir pour son amour. - Dans cette maison ou ailleurs, je serais heureuse avec lui et, quand il reviendra, mon bonheur sera de le suivre où il voudra aller. Il la repoussa durement. - Oui, tu le suivrais ..., et quand je n'y serais plus vous vendriez tout ... Et ce serait ton bonheur ! ton bonheur!... Qu'est-ce que c'est que le bonheur ? Devant Éveline, le grand paysan, rouge de colère, les yeux durs, levait et abaissait son poing fermé comme pour marteler un ennemi invisible. - J'ai eu besoin de pain, dans ma vie ... je n'ai jamais eu besoin de bonheur ... Qu'est-ce qu'ils ont donc tous à me chanter avec leur bonheur ? Ma défunte voulait du bonheur ..., et puis mon fils, et puis ma bru ... Et te voilà, toi aussi, maintenant, avec ton cœur mou ! Qu'ont-ils donc dans la poitrine, ceux de mon nom ? Le bonheur ! Il n'y a pas de bonheur ... Il y a des gens qui savent se tenir droit et d'autres qui se couchent, tout de suite las ... Éveline Mazureau, avant de songer au bonheur, il faut tenir sa maison, il faut lever l'honneur de la famille ! ... - J'ai vingt-cinq ans, père, et je suis libre dans mes amitiés ! Il faut que je vous le dise, à la fin ! Si ma mère n'était pas morte, elle serait avec moi pour vous donner tort ... Vous, père, vous n'avez plus en tête que vos champs, que vos prés, que votre argent ! Je ne suis pas comme vous, sachez-le bien ! Je n'ai pas besoin de champs, de prés, ni de maison..., et mon argent, prenez-le pour en faire ce que vous voudrez ... Que je sois la dernière du village, cela me sera bien égal, pourvu que j'aille où mon cœur me porte ! Mazureau avait levé la main en un geste de menace. - Tu as vingt-cinq ans et tu n'as pas de raison ! gronda-t-il. La dernière du village ! Fille sans honneur ! ... Tu ne seras pas la dernière du village mais la première ! Que cela te plaise ou non ! ... Une Mazureau ne s'abaisse pas, elle monte ... Et, à l'avenir, ne chante pas si haut devant moi ; tant que tu seras en ma maison, tu marcheras à ma voix! Il rabattit sa main et meurtrit le poignet d'Éveline. - Il n'y a pas de besogne ici pour toi, dit-il. Va dans ta chambre ! Tu n'en sortiras qu'à ma volonté. Il ne s'agit pas seulement d'un conflit de générations. Bernard l'Ours, le petit-fils du vieux Mazureau, se passionnera pour le progrès, mais sera tout aussi dur envers les femmes. Il est de ceux qui confondent encore l'amour des belles terres et celui de la riche héritière. Tu me diras : ceci n'est pas une affaire où l'on avance aussi vite : il y a l'inclination de chacun... Je t'entends ! là-dessus, inutile d'insister ... Mais pour le reste, je m'explique, carrément : si tu trouves une situation plus belle que la mienne, vise de ce côté !... Mais tu n'en trouveras pas, car, par ici, il n'y en a pas ! Véritablement agacée, elle répliqua: - Peut-être !... Mais toi aussi, tu es sans pareil !... Et c'est fort heureux !... : Bonsoir ! Il jura ; sa colère reprenait puissance. Avant que Lydie eût fait trois pas, il la saisit encore à l'épaule. Malgré ses efforts pour s'échapper, elle fut ramenée en arrière. - Ours ! dit-elle en se débattant. Ils se trouvaient à présent devant un champ de la Commanderie, en face de la barrière d'entrée. Cette barrière était attachée à une haute pierre levée. Bernard, tirant Lydie derrière lui, s'en approcha. - Tu vois cette pierre ! dis ! tu vois cette pierre ! Lydie prit le parti de rire. - Oui, dit-elle, c'est une pierre ... Je le crois ... j'en suis persuadée, je t'assure ... et ce n'est pas du tout la peine de m'y écorcher la main ! Il tenait en effet sa main et il frappait sur la borne comme pour en éprouver la solidité. - Tu vois cette pierre ! Elle vaut ... combien ? ... dix sous peut-être ! C'est-à-dire que, dans ce champ, elle ne compte pas ... et le champ lui-même, au milieu de mon bien, ce n'est pas grand'chose ... Pour un homme dans ma situation, qu'est-ce que c'est qu'une pierre comme ça? ... Rien ! moins que rien ! Pourtant, si l'on voulait me la prendre... écoute un peu !... seraient-ils dix, vingt, cent, qui voudraient me la prendre, je leur sauterais dessus ! Comprends-tu ça ? ... Oui ! pour la garder, cette pierre, moi, maître d'un bien qui vaut cinq cent mille francs peut-être, je risquerais ma maison, mes bêtes, mes prés, mes champs, ma peau..., je risquerais sans hésiter tout le bazar !... Voilà mon sang !... Eh bien ! fais attention à ce que je vais te dire ! Tu es à moi comme est à moi cette pierre de mon champ!... Maintenant, tu peux t'en aller ! Fascinée malgré tout, Lydie épousera Bernard; mais après peu d'années, usant du droit au divorce, elle le quittera. Autre femme libérée, Francine, la servante de l'Assistance dans Les gardiennes, assume son état de mère célibataire. - Votre enfant ... Oui ! là !... Avez-vous songé à votre enfant ? L'abandonnerez-vous ?... pour qu'il soit ce que vous avez été ? Francine releva brusquement la tête ; sa réponse jaillit : - Cela non ! non ! jamais ! - Très bien ! mais comment arrangerez-vous votre vie ? Vous n'êtes pas la première à vous trouver dans ce cas et je sais bien, moi, comment les choses se passent, souvent ... Que ferez-vous de votre enfant ? Elle regarda l'homme bien en face avec des yeux brillants. - Je l'élèverai ! J'ai de l'argent pour cela, beaucoup d'argent ... Je travaillerai, je me priverai de tout pour qu'il soit bien ... Je ne serai plus seule ... C'est bien mon tour d'avoir de la compagnie ! ... Il portera mon nom, monsieur, et il me défendra ... oui ! il me défendra ! Les derniers mots passèrent avec un frémissement passionné qui commandait le silence. Ces femmes qui veulent décider par elles-mêmes manifestent l'évolution de la condition féminine. Témoin aussi l'héroïne de Marie-Rose Méchain, également libérée des traditions et des contraintes sociales, qui trouve son salut dans le commerce des antiquités, d'autant plus florissant entre les deux guerres que le vieux monde est ébranlé. Ernest Pérochon a quitté l'Enseignement en 1921, mais non l'Instruction Publique, lui qui écrit des livres de lecture pour les écoliers et des romans historiques pour amener les adultes à réfléchir au rôle respectif des hommes et des femmes. Aussi les éditions Hachette lui demandent en 1927 un essai sur L'instituteur. C'est pour lui l'occasion de rendre hommage à l'institutrice. Le nombre des institutrices dépasse actuellement celui des instituteurs. Non seulement on les place à la tête des écoles mixtes, mais il arrive souvent qu'elles soient chargées des petites classes dans les écoles de garçons. Il est généralement admis qu'elles y réussissent mieux que les hommes. La nature le veut ainsi. Jusqu'à six ou sept ans, les petits aiment à se blottir et l'homme est malhabile aux gestes d'immédiate protection. Ce qui jette un peu de lumière sur la vie des institutrices condamnées au célibat, c'est la présence, autour d'elles, des enfants des autres. On résiste à l'ennui, à la solitude, à la souffrance, on supporte tout, pourvu que l'on approche de quelque grande joie essentielle... La vieille maîtresse qui vivait seule, toujours seule, dans sa maison modeste qu'elle n'avait même pas le temps d'orner, la vieille maîtresse vient de prendre sa retraite. Elle est lasse, un peu malade ; elle mourra bientôt et personne au monde ne la pleurera longtemps. Elle se dit qu'elle ne laissera, après elles, rien d'apparent ... Cette heure est cruelle ! La vieille maîtresse se plaint. Et, pourtant, on ne sent point en sa plainte une conviction profonde. En ses yeux fatigués et ternis flotte une tendre lueur de convoitise apaisée : elle a gourmandé, dorloté, bercé, elle a « élevé »... Elle a eu sa part, elle n'a pas manqué sa vie. Cette institutrice n'est-elle pas la petite sœur de Nêne? Une Nêne qui aurait sagement renoncé aux flammes dévoratrices de l'amour érôs pour se consumer au service des enfants dans l'amour agapê, don de soi sans attente d'un retour. Gloire des enseignants des Deux-Sèvres, l'ancien instituteur Pérochon est mandaté par le Recteur de l'Académie de Poitiers pour présider la distribution des prix aux élèves du lycée de Jeunes Filles de Niort, le 14 juillet 1924. Il n'a que l'avenue de Limoges à traverser pour aller leur ouvrir son cœur, ce cœur angoissé qui lui inspire à cette époque les pages visionnaires de son roman de science-fiction Les hommes frénétiques, à paraître l'année suivante. Le seul savant actuellement vivant dont la réputation soit véritablement mondiale, le seul dont la gloire arrive à balancer la gloire des vedettes de cinéma, des histrions les plus encombrants et des plus assommants boxeurs, c'est une femme, une femme de France[2]. D'autre part, le plus grand écrivain contemporain de la littérature universelle est peut-être bien une femme, une Suédoise[3]. Chez nous, parmi les trois ou quatre prosateurs qui écrivent le plus aisément, le plus purement notre belle langue, il faut compter une femme - au moins une[4]. Et le meilleur poète de l'heure, le seul qui depuis dix ans et plus nous ait donné un livre dont on puisse affirmer avec certitude qu'il enchantera nos arrière-neveux, eh bien ! c'est encore une femme[5]! Je le crois fermement. Puisque l'expérience a dépassé la théorie, puisque la primauté féminine existe en fait, pourquoi n'existerait-elle pas en droit ? Depuis que l'instinct grégaire a rassemblé les hommes, les sociétés ont essayé, sans jamais arriver d'ailleurs à l'ordre parfait, toutes sortes de gouvernements, toutes sortes de dictatures : dictature du plus fort, ou du plus rusé, ou du plus cruel, dictature des riches et dictature des pauvres. On a rêvé la dictature des sages ; et je ne jurerais point que n'ait jamais été essayée en quelque pays barbare la dictature des sots. Mais ce serait, je le crois, malgré certaines apparences, une chose à peu près neuve sous le soleil que cette dictature féminine à laquelle il est peut-être temps de songer. C'est un rêve que nous faisons ensemble ; le rêve d'un monde à l'envers où les hommes auraient abdiqué et ne seraient plus entendus sur la chose publique qu'à titre consultatif, où les femmes par conséquent, assumeraient la direction des groupements sociaux et porteraient la responsabilité du maintien de la civilisation. Je crois que les sociétés dites supérieures, encore à peu près exclusivement dirigées par les hommes, vont à toute vitesse vers un avenir lourd de menaces. Je crois que l'espèce humaine arrive à un point de variation brusque par laquelle aucune expérience se vaut ! J'ai cette angoisse d'appréhender des heures frénétiques dont l'épouvantable catastrophe que nous venons de subir ne peut nous donner qu'une faible idée[6]. Suis-je à ce point naïf ? N'est-il pas vrai que nous entrons sans y prendre garde dans une ère nouvelle ? N'allons-nous point, avec une allègre imprudence, par des chemins semés de périls inconnus et formidables. L'ardent visage révolutionnaire de la science n'attire-t-il pas à soi le joyeux rayonnement des plus puissants cerveaux ? Or, pendant que l'esprit s'élance ainsi vertigineusement vers les cimes, en plein marais demeure notre cœur arriéré, notre cœur orageux. De ce fatal désaccord, peut naître le danger mortel. L'homme puissant comme un Dieu, sage comme un enfant, sera dans la position périlleuse de la plus innocente de ces fillettes à qui l'on aurait remis, en guise de poupée, un browning chargé. Il est peut-être vain d'espérer que la bonté fleurisse assez tôt le cœur des hommes. Le salut viendra sans doute d'une vertu plus humble et plus ferme : la prudence. Mais il faudra un rapide effort d'adaptation. Il faudra réviser bien des valeurs et bousculer plus d'un système. Il faudra sans doute renoncer à de terribles vertus, à de précieux défauts ; il faudra, je le crains, briser de beaux élans, interdire des jeux dangereux, se priver de joies brutales mais aiguëes. Eh bien ! franchement, dût-on m'accuser de la plus noire misanthropie, je ne crois pas que les hommes seuls puissent mener à bien cette difficile entreprise. Les femmes y seraient plus aptes ; d'instinct, elles trouveraient plus vite et plus sûrement les solutions de prudence. Beaucoup de gens prétendent que la femme est, plus volontiers que l'homme, obstinément tournée vers le passé ... Quelle erreur ! Pendant que l'homme porte au loin l'exubérance hasardeuse du chasseur et du guerrier, la femme, d'un geste économe, protège entre ses paumes la flamme sacrée qui doit éclairer l'avenir. Lorsqu'elle se penche pour guider les pas indécis des générations qui arrivent, ce n'est pas au passé qu'elle songe, mais aux jours innombrables qu'elle ne verra pas, et ce qu'elle souhaite et ce qu'elle assure, c'est le prolongement infini des bonheurs humains. L'amour maternel, le seul amour qui donne tout à l'avenir sans rien demander en échange[7], c'est au fond la prudence essentielle de l'espèce. Le geste de la mère refermant ses bras sur son enfant, voilà la suprême raison d'espoir, voilà la grande sécurité du monde. C'est pourquoi je dis que le rêve d'une dictature féminine est beaucoup moins absurde qu'il ne peut vous sembler au premier abord, messieurs ! C'est pourquoi je dis que les femmes auront à jouer un rôle primordial, le jour, peut-être plus proche qu'on ne croit, où se posera pour la civilisation la question suprême : être ou ne pas être. Et je veux espérer que la prudence salvatrice des mères assurera la pérennité de la joie humaine et trouvera l'abri sûr où les enfants des hommes se blottiront pendant l'orage, pour repartir ensuite lorsque leur cœur élargi sera assez vaste pour qu'ils puissent courir, sans trop de danger, toutes les chances de leur destin. Si cela n'était pas, les pires éventualités se pourraient entrevoir. Il ne serait pas impossible que l'ère scientifique où nous entrons fût brève et se terminât prématurément par un formidable échec, par l'évanouissement catastrophique de la civilisation. Et peut-être, les survivants de quelque universelle épopée s'en retourneraient-ils, hagards, les pieds nus et sanglants sur les chemins oubliés de la sauvagerie primitive. O femmes ! veillez sur l'imprudence du monde ! Calmez les impatiences ! apaisez les fièvres ! modérez les farouches élans ! éteignez le rouge orgueil au yeux des guerriers ! O nos sœurs ! veillez sur nous ! gardez-nous du trop grand soleil et du trop grand vent ! Que vos douces mains se posent sur le front des fous et des méchants. Il serait vain d'ajouter une autre conclusion. Si Ernest Pérochon projetait de « lutter contre l'égoïste et le fourbe, soulager la misère, trier le vrai dans la chose insensée », il ne pouvait mieux préparer la réponse à son Ultime question qu'en défendant et illustrant la dignité des femmes. [1]Secrétaire de l'association Les Amis d'Ernest Pérochon, Hôtel Municipal de la Vie Associative, 12 rue Joseph Cugnot, 79000 Niort. [2]Marie Curie. [3] Selma Lagerlöf. [4]Colette. [5] Anna de Noailles. [6] 1914-1918. [7] Agapê.

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n° 25 Cahiers Ernest Pérochon
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